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g. guéroult. — du rôle du mouvement

l’objet lui sert d’unité de mesure ; du nombre de fois qu’il a pu la reporter sans quitter le corps, il conclut à la grandeur ou à la petitesse de celui-ci, etc.

Esthétiquement, le toucher n’a que fort peu d’importance, parce que, comme nous le verrons plus loin, la vue, qui exécute des opérations exactement du même genre, les exécute infiniment mieux et d’une façon infiniment plus rapide. Néanmoins la sensation d’une résistance, variable en diverses directions, suffit pour faire naître la perception des formes et donner l’idée du beau. Je citerai, à ce propos, l’exemple d’un sculpteur aveugle, M. Vidal, qui, avec le seul secours du toucher, peut faire un buste, une statue ou même un groupe d’une valeur vraiment artistique. Le musée de Naples renferme, comme on sait, la célèbre Vénus Callipyge dont l’une des jambes a été refaite par un sculpeur moderne, évidemment très inférieur à son devancier. Il y a quelques années, le cicerone assermenté qui montrait aux visiteurs cette belle œuvre, ne manquait jamais de lui faire toucher successivement les deux portions de la statue, l’ancienne et la nouvelle ; E carne, disait-il avec admiration, tant que la main parcourait les reins superbes de la déesse. E sasso, continuait-il avec mépris, dès qu’on arrivait à la jambe maladroitement restaurée. Le voyageur partageait généralement cette impression.

§ 4. — Le sens de la vue.

Ainsi que l’ont remarqué depuis longtemps les philosophes, notamment Berkeley, le sens de la vue n’est qu’une forme plus raffinée, en quelque sorte, du sens du toucher, ayant pour mission de percevoir les chocs, les vibrations, les résistances infiniment plus délicates d’un agent plus subtil, la lumière. Cette résistance des nerfs placés au fond de l’œil, n’est perçue par nous que comme une sensation d’une espèce particulière appelée sensation lumineuse. En se reportant à l’analyse faite plus haut des perceptions obtenues par la voie des sensations tactiles, il est facile de se convaincre que, pour reconnaître les formes d’un corps, nous nous servons de nos yeux d’une façon à peu près identique à celle dont l’aveugle se sert de sa main[1]. Par des mouvements angulaires extrêmement rapides,

  1. Une différence très importante entre le toucher et la vue est la suivante. Dans le toucher, nous n’avons jamais affaire qu’à une sensation à la fois. Dans la vue, au contraire, nous avons en même temps la vision directe, très nette, du point considéré, et la vision indirecte des points voisins. Cette vision indirecte, bien que vague et confuse, n’en constitue pas moins un auxiliaire précieux, pour apprécier le mouvement oculaire. C’est une sorte de repère mobile qui accentue plus nettement pour nous les phases du mouvement.