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un effort extraordinaire d’attention, très fatigant, et j’allais renoncer à ma téméraire entreprise, lorsqu’il se produisit en moi quelque chose que je ne puis comparer qu’au mouvement subit d’un rideau qui se lève, d’un voile qui se déchire. À partir de ce moment, toute fatigue cessa, tout travail conscient de l’attention disparut, et je me trouvai aussi à mon aise que devant la portée ordinaire. J’eus plusieurs fois, mais à d’assez longs intervalles, occasion de répéter l’expérience qui donna toujours le même résultat quoiqu’avec moins de fatigue au début. Si j’ai pris la liberté de rapporter aussi longuement le petit fait psycho-physiologique qui précède, c’est qu’à mon avis il fournit un exemple très net du travail qui s’opère en nous sur les sensations, avec cette différence que, dans ce dernier cas, l’habitude, qui unit le signe sensoriel à l’objet signifié, est autrement puissante, autrement invétérée. De plus, elle n’est point combattue, dans l’esprit, par un exercice contradictoire, comme quand, après avoir lu la clef d’ut, je me remettais à la clef de sol. J’imagine que les gens qui apprennent une langue étrangère éprouvent une sensation analogue, au moment où ils arrivent à penser dans cette langue, c’est-à-dire à la savoir.

Nous sommes beaucoup moins loin qu’on ne pourrait le croire du sujet qui nous préoccupe, c’est-à-dire des manifestations esthétiques de l’esprit humain. Tous les beaux-arts, en effet, sans en excepter la poésie, l’art oratoire, la musique, l’architecture, etc., ont pour procédé commun d’éveiller, dans l’esprit du spectateur ou de l’auditeur, l’idée, ou l’image, la perception de certaines formes ou de certains mouvements ou, en d’autres termes, de parler à l’imagination. Et ils ne diffèrent guère entre eux que par la langue particulière dans laquelle ils s’expriment. La narration en prose, par l’intermédiaire de la mémoire, fait appel aux sensations antérieures. Par ses épithètes, ses comparaisons multipliées, elle réveille en nous les souvenirs d’un certain nombre d’objets que nous avons déjà vus mais elle les combine et les associe à sa façon, de manière à composer, avec ces éléments un peu passés, des motifs de perceptions nouvelles. À ces procédés, la poésie ajoute le secours du rythme. La peinture et la sculpture nous mettent sous les yeux une portion des sensations visuelles que nous éprouverions devant les objets eux-mêmes. et, chose étrange, mais qui trouvera plus loin une explication plausible, cette portion restreinte agit plus vivement sur nous qu’une agrégation plus complète. Une figure de cire, par exemple, soigneusement enluminée, est toujours d’un effet artistique nul, sinon très désagréable. Elle paraît pourtant se rapprocher beaucoup plus de la réalité que le plus beau tableau.