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À la notion du temps qui est impliquée dans tout changement vient, dans le mouvement, s’ajouter la notion d’une sensation de nature spéciale et constante. À ce point de vue, l’on pourrait peut-être dire que le changement est un mouvement réduit à sa plus simple expression[1].

§ 2. — Théorie générale des sensations.

Les objets qui nous entourent ne se révèlent à nous que par les sensations qu’ils nous font éprouver. Les organes de nos sens, la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goût, la sensibilité générale, sont comme autant de portes ouvertes sur le monde extérieur, portes par lesquelles pénètrent en nous les idées ou images, — c’est tout un. Analysons tout d’abord le phénomène dans l’un des cas les plus simples. Je vois une feuille de chêne, par exemple, se détacher sur le fond bleu du ciel ; quelle est la série des opérations à la suite desquelles il m’est permis de prononcer cette phrase ?

Un agent extérieur, la lumière, est venu ébranler, dans le fond de mon œil, une membrane spéciale, la rétine, et produire sur elle une impression. Cette impression, purement mécanique, transmise au cerveau par les nerfs, y est devenue une sensation complexe : une sensation de lumière verte et une sensation de lumière bleue. Ni l’une ni l’autre n’est nouvelle pour moi ; la sensation de bleu, je l’ai constamment éprouvée en mille circonstances, toutes les fois qu’en plein air, j’ai levé la tête ou regardé à l’horizon ce que j’ai appelé le ciel. La sensation de vert a été moins fréquente ; néanmoins, je me souvent de l’avoir ressentie toutes les fois que je me suis trouvé, à la campagne, au milieu d’objets d’une certaine nature auxquels j’ai donné le nom d’arbres. En précisant davantage mes souvenirs, je constate que le contour, qui sépare le bleu du vert, est caractéristique d’un certain groupe d’arbres que j’ai désignés sous le nom de chênes, et de tout cela je conclus que je vois une feuille de chêne se détacher sur le fond bleu du ciel.

  1. On s’étonnera peut-être ici de ne point voir entrer en jeu la notion de l’espace, à côté de celle du temps. Sans entrer dans des développements qui m’entraîneraient beaucoup trop loin, je dirai que, subjectivement, l’espace m’apparaît comme le caractère commun à toutes les sensations dont l’identité de nature est suffisamment accentuée pour qu’elles soient comparables et mesurables entre elles. Si l’espace tactile offre une correspondance parfaite avec l’espace visuel, c’est que, comme on le verra plus bas, la vision est une sorte de toucher à distance. De plus, dans notre monde, tous les objets résistants sont en même temps visibles. Cette correspondance est, d’ailleurs, un résultat d’expérience. L’espace auditif où se meuvent les sons (gamme) ne présente aucune analogie ni avec l’un ni avec l’autre.