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ANALYSESch. letourneau. — La sociologie.

fournir des métaphores, des développements oratoires, rien de plus. J’aurais voulu voir M. Letourneau développer son opinion et critiquer la théorie opposée. Il se borne à peu près à énoncer sa manière de voir. Je me demande de plus si cette opinion ne vient pas en partie de la manière dont il a traité la sociologie dans son livre ; M. Letourneau ayant surtout considéré les différentes races au point de vue de la psychologie.

Si M. Letourneau s’est montré assez circonspect dans ses généralisations des faits accomplis, il l’a été bien moins dans ses prévisions sur l’évolution future des institutions. Le « mariage monogamique et inébranlable » ne lui parait pas éternel. « Là où les intérêts individuels iront en se solidarisant de plus en plus, l’État tendra graduellement à se substituer à la famille dans le soin d’élever les futurs citoyens. Peu à peu, la société s’occupera moins de réglementer le mariage et plus de former les générations nouvelles ; le souci de l’enfance deviendra pour elle un intérêt capital ; les unions sexuelles en elles-mêmes tendront à être de plus en plus considérées comme des actes de la vie privée. Quant aux contrats conjugaux : « Les intéressés auront la faculté de les combiner à leur guise, comme les autres contrats, en observant seulement quelques règles très générales consacrées par l’expérience. » Et la famille, que deviendra-t-elle ? Elle disparaîtra peut-être. M. Letourneau dit seulement : « On est fondé à croire que son rôle ira en s’amoindrissant. » Et, si M. Letourneau ne se trompe pas, il n’y aura pas à le regretter, car « il faut s’aveugler de parti pris pour ne pas voir… combien l’enfant y est torturé dans son corps et dans son âme. » Il s’agit seulement, il est vrai, de la plupart des familles. Voilà donc la famille condammée ; la religion l’est également ; quant à la propriété, elle sera au moins modifiée par l’abolition totale ou presque totale de l’héritage.

Il est possible qu’il y ait du vrai dans ces diverses opinions ; en tout cas, il est difficile de se prononcer catégoriquement sur de tels sujets. Aussi ne le ferai-je point.

Retournons au passé et à l’évolution accomplie déjà. par l’homme. Voici, condensée en une phrase, toute une théorie : « Si maintenant, procédant à la manière du dieu des métaphysiciens, pour qui tous les âges écoulés ne sont qu’un moment, nous essayons de résumer en une brève formule les lents progrès accomplis par la pauvre humanité dans son long voyage à la recherche du mieux, nous pouvons dire que toute l’évolution sociale n’est qu’une graduelle émancipation de l’individu dans son esprit et dans son corps. » Il y a beaucoup de vrai sans doute dans l’opinion de M. Letourneau, mais elle est mal exprimée. On pourrait avec presque autant de raison soutenir que l’évolution a pour effet d’augmenter toujours la dépendance de l’homme soit pour le corps, soit pour l’esprit. À mesure que la société se constitue, les relations des hommes les uns avec les autres deviennent plus étroites, la dépendance mutuelle des parties de la société est de plus en plus grande,