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charpentier. — philosophes contemporains

la vérité pour la posséder, et il la possède déjà dans les limites qu’expriment les sciences elles-mêmes dans leur état actuel. Mais le savant ne doit pas s’arrêter en chemin ; il doit toujours s’élever plus haut et tendre à la perfection ; il doit toujours chercher tant qu’il voit quelque chose à trouver. Sans cette excitation constante donnée par l’aiguillon de l’inconnu, sans cette soif scientifique sans cesse renaissante, il serait à craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu’il a d’acquis ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et s’arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se cristallisent. Il faut donc empêcher que l’esprit, trop absorbé par le connu d’une science spéciale, ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre. La philosophie, en agitant sans cesse la masse inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce mouvement salutaire dans les sciences. Car, dans le sens restreint où je considère ici la philosophie, l’indéterminé seul lui appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine scientifique. Je n’admets donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétend supprimer les vérités philosophiques, qui sont actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne supprime rien, mais elle cherche toujours et regarde en face et sans se troubler les choses qu’elle ne comprend pas encore. Nier ces choses ne serait pas les supprimer ; ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n’existe pas. Ce serait l’illusion de l’autruche, qui croit supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable. Selon moi, le véritable esprit philosophique est celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en dehors d’elles, mais qui ne doivent pas être supprimées par cela qu’elles s’éloignent et s’élèvent de plus en plus à mesure qu’elles sont abordées par des esprits philosophiques plus puissants et plus délicats. Maintenant, cette aspiration de l’esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-telle une limite ? Je ne saurais le comprendre ; mais en attendant, ainsi que je l’ai dit plus haut, le savant n’a rien de mieux à faire que de marcher sans cesse, parce qu’il avance toujours[1]. »

Il ne faut pas toutefois que la grande autorité de Cl. Bernard et que sa pénétrante éloquence nous fassent illusion ; nous devons nous souvenir que plus de dix ans avant lui M. Cournot avait exprimé les mêmes idées.

  1. Id., ibid., p. 389.