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Ce ne sont pas là de ces considérations à la fois très élevées et très vagues auxquelles tout écrivain est exposé à se laisser entraîner par le mouvement même de sa pensée. M. Cournot en indique lui-même des applications pratiques très précises et par là même très saisissantes.

« Que l’on veuille, dit-il, écrire un traité d’algèbre, de calcul différentiel ou de mécanique ; que l’on soit chargé de professer ces sciences dans une chaire publique, et il faudra bien se faire son système sur la manière d’introduire les quantités négatives, les infiniment petits, la mesure des forces lors même que l’on se serait efforcé jusque-là dans des mémoires ou dans des travaux détachés, de mettre toutes ces questions à l’écart. On imposera son système dogmatiquement, ou bien on y amènera le lecteur ou l’auditeur par des détours, par une discussion critique, par le poids des inductions ou l’autorité des exemples ; mais, de toute manière il faudra prendre un parti sur le système même. Et pourtant, quel que soit ce système, dont on ne peut se passer, on arrivera aux mêmes théorèmes, aux mêmes formules, aux mêmes applications techniques ; chacun, par exemple, faisant usage des mêmes règles pour trouver les racines négatives d’une équation algébrique, soit qu’il adopte sur les racines négatives la manière de voir de Carnot, de d’Alembert ou de tout autre[1]. »

Et maintenant, quelle est la faculté qui nous révèle cette raison des choses qui est comme un principe de vie pour ces organismes merveilleux qu’on appelle les sciences ? Ce n’est pas sans doute cette faculté toute discursive qui enchaîne les théorèmes d’une théorie mathématique ou qui combine d’une façon plus ou moins heureuse les détails d’une expérience, c’est ce que Cl. Bernard appelait. « un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun[2], » ou encore « un sentiment délicat qui pressent d’une manière juste les lois des phénomènes de la nature[3]. » Au rester il exerce une analogie singulièrement remarquable entre les idées que se sont faites du rôle de la philosophie Cl. Bernard et M. Cournot. Pour résumer la pensée de notre auteur, on ne saurait mieux faire que de citer cette admirable page cent fois reproduite de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale :

« Le savant ne cherche pas pour le plaisir de chercher, il cherche

  1. Essai sur les fond. de nos conn., p. 233.
  2. Int. à l'étude de la méd. exp., n. 59.
  3. Id., ibid., p. 77.