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Ces aliments de l’âme et du corps, le sacrifice les fournit : il gorge le dieu de Miyedha et de Soma, de viande et de liqueur ; il le grise d’hymnes et de paroles enivrantes. Aussi tous les exploits ordinairement attribués au dieu fulgurant, au bras armé de la foudre, peuvent être reportés au Soma, à la liqueur enivrante qui anime le dieu, qui arme son bras, ou bien à l’hymne qui l’enflamme. C’est dans l’ivresse du Soma qu’Indra tue le Serpent[1], fait lever le soleil. Soma partage la gloire avec lui, puis la prend pour lui-même tout entière. « À vous deux, dit un hymne, à vous deux, ô Indra et Soma, vous avez conquis le soleil, à vous deux le ciel ; vous avez abattu toutes ténèbres et tous ennemis. Ô Indra et Soma, vous faites briller l’aurore : ô Indra et Soma, vous tuez Vritra, le Serpent qui enveloppe les eaux ; le soleil a suivi votre pensée, vous avez lancé les courants des rivières, vous avez étendu les vastes Océans[2] » De là, passant à l’indépendance absolue, le dieu Soma est à lui seul « tueur de démons, conquérant du soleil, conquérant des eaux, » et comme, en style mythique, conquête de la lumière et création sont identiques, il est, « celui qui crée le soleil, le ciel, les eaux, la haute lumière commune à tous les hommes. »

Ce que le Soma fait, l’Hymne, le Brahman[3], le fait au même titre, l’Hymne qui, par la louange, la prière, le reproche, anime le dieu, l’arrache au découragement, à l’angoisse, et le lance agrandi contre le démon ; l’Hymne qui met la foudre aux mains du dieu, qui la guide contre le Serpent : c’est à la voix des prêtres Angiras que le dieu arrache aux ténèbres le soleil et les vaches célestes. La parole devient donc, comme le Soma, conquérante et tueuse de démons ; c’est en chantant les paroles de l’hymne que nos pères pour la première fois ont brisé la pierre de l’étable céleste et poussé au dehors le troupeau lumineux et ruisselant. Elle s’incarne en un dieu, Brihaspati ou Brahmanaspati, le « Maître de la Prière », qui, comme Soma et pour les mêmes causes, tantôt aidant le héros orageux, tantôt aidé de lui, tantôt à lui seul, brise la montagne nuageuse, ouvre l’étable, lâche le torrent des eaux enfermées dans les ténèbres, dévoile le ciel. La prière devient alors toute-puissante sur la nature et sur le dieu même qu’elle avait d’abord invoqué ou exalté. Comme d’ailleurs elle est en général d’accord avec le cours même des choses, qu’elle appelle la pluie dans la sécheresse, la lumière dans les ténèbres, et que toute

  1. Voir § 5.
  2. R. V., 6, 72, 1 sq.
  3. Brahman, substantif neutre, signifie littéralement l’Élévation ; c’est un des noms de la prière, « de la pensée qui s’élève vers le cieI, brihatî dhî, ûrdhâ dhî  ». Au masculin, c’est le nom du prêtre.