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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

composition propres à M. Renouvier, — on voit que ces principes se ramènent a six postulats principaux, nécessaires selon lui pour fonder la morale, — sans compter les postulats nécessaires pour la compléter, tels que l’immortalité personnelle et l’existence d’un ou de plusieurs dieux. Les trois premiers postulats, — intelligence, liberté apparente et désir, — sont, à vrai dire, des faits d’expérience ; on doit donc les accorder sans difficulté au criticisme ; mais il n’en est pas plus avancé, car, avec ces trois premiers éléments, il ne peut fonder qu’une morale empirique et utilitaire, nullement une morale néo-kantienne et à priori. Restent les trois derniers principes, qui sont les vrais postulats de la doctrine ; l’obligation absolue comme forme du devoir, l’humanité fin absolue comme fond du devoir, et enfin le libre arbitre absolument imprévisible en ses effets, comme moyen du devoir. Or, 1o  ce sont là des postulats qu’on peut ne pas accorder à qui les demande, car ils n’ont été justifiés par aucune critique sérieuse des fondements de la morale ; en d’autres termes, ce sont de purs articles de foi. 2o  Quand c’est en particulier le criticisme qui réclame ces postulats, non seulement on peut, mais encore on doit les lui refuser, à lui plus qu’à tout autre système, parce qu’ils sont en contradiction avec ses propres principes. En effet, ce qui constitue essentiellement le criticisme et le distingue du kantisme, c’est le rejet de l’absolu au profit des phénomènes ; dès lors, comment lui concéder un principe d’obligation, qui a besoin d’être absolu, une fin absolue, un libre arbitre absolument dégagé de toute loi et de toute détermination intelligible ? Le criticisme n’a donc plus le droit d’invoquer des impératifs catégoriques et inconditionnels comme ceux de Kant, des fins en soi comme la raison à la fois humaine et universelle de Kant, une liberté indépendante des phénomènes comme la liberté nouménale de Kant. Toutes ces notions n’ont point de sens dans ce système, avec lequel elles sont incompatibles. 3o  Supposons cependant qu’on accorde au criticisme les postulats qu’on doit lui refuser ; il demeurera encore impuissant à fonder sur ces principes une morale qui lui soit propre, car cette morale serait en elle-même une contradiction : ce serait, au fond, la morale de l’absolu dans le relatif, de l’inconditionné dans le conditionné, du catégorique dans l’hypothétique, du noumène dans les phénomènes. Concluons donc que le criticisme ne peut établir sa morale ni sur les faits admis des empiriques qu’on doit lui accorder, ni sur les notions transcendantes propres aux kantiens qu’on peut et qu’on doit lui refuser : il reste suspendu entre la morale des phénomènes et celle des noumènes, comme entre terre et ciel, sans aucune position tenable. L’alliance contradictoire de l’absolu moral et du