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REVUE PHILOSOPHIQUE

besoins de la morale seuls nous entraînent, selon les criticistes comme selon Kant lui-même, à postuler des objets situés en dehors de toute connaissance ; la seule différence entre Kant et M. Renouvier, c’est la place où le mystère est introduit : Kant préfère le monde supralunaire, M. Renouvier le monde sublunaire. Tous les deux raisonnent comme quelqu’un qui dirait : « Une voix m’ordonne impérieusement de rendre un dépôt qui m’a été confié ; il est vrai que j’ai beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas avoir rien reçu, et j’ai beau chercher dans ma caisse, je n’y vois rien avec quoi je puisse payer la dette. N’importe, je puis payer, puisqu’on me l’ordonne ; je suis libre, puisque j’ai un devoir. — Kant ajoute alors : Mon créancier et son prêt appartiennent sans doute au monde intelligible, au septième ciel par exemple, puisque je ne les vois pas dans ce monde-ci ; dès lors, je dois aussi avoir un trésor intelligible, une richesse de liberté que je possède sans m’en apercevoir. — M. Renouvier, lui, replace le créancier invisible et le trésor invisible parmi les phénomènes et se dit : Puisqu’on réclame, quoique je n’aie rien et que je ne me souvienne pas d’avoir reçu, payons ; au moment d’ouvrir la main pour payer, on ne peut prévoir si je n’aurai pas la main pleine de richesses sorties du néant.

Voilà à quelles extrémités nous entraîne l’impératif catégorique joint à la liberté problématique. Mais ce qui est plus inattendu encore, et contradictoire, c’est que, après nous avoir invités à admettre ces divers miracles, M. Renouvier finit par nous dire — on s’en souvient — que la morale se contente de l’apparence de la liberté, autrement dit d’une sorte de papier-monnaie que nous ne sommes point sûrs de pouvoir changer en espèces sonnantes, sinon peut-être dans une autre vie. Il faudrait pourtant s’entendre ; si la morale n’a pas absolument besoin du libre arbitre, de la contingence, de l’indétermination des futurs, etc., pourquoi alors les introduire avec tant d’ardeur et au nom de la morale même, dans la sphère de la métaphysique ou de la science ?

En résumé, dans cette Science de la morale, — si riche d’ailleurs en détails ingénieux, en discussions approfondies sur les applications de la morale, principalement sur les problèmes de droit et de politique, — l’établissement des principes nous semble à peu près nul : l’idée de devoir, au nom de laquelle le criticisme veut imposer aux métaphysiciens une nouvelle méthode appelée méthode morale, demeure vague et amphibologique. Quand on analyse et qu’on tire de leur obscurité les principes du système, de façon à le reconstruire, — tâche que ne rendent pas toujours facile les procédés de style et de