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ANALYSESf. evellin.Infini et quantité.

le réel et la chose en soi pour expliquer le phénomène. Accordons-lui ce postulat, sauf à nous en souvenir plus tard et à bien marquer que la théorie ne peut pas démontrer le réalisme, autrement du moins qu’on ne démontra la valeur d’une hypothèse, en établissant qu’elle est d accord avec les faits.

À partir de ce point, qui est le phénomène, la pensée prend deux directions différentes, l’une pour s’engager dans l’abstrait et dans l’idéal, l’autre pour s’enfoncer dans le réel. Si du phénomène, qui est l’œuvre commune du sujet et de l’objet, on élimine ce qui vient de l’objet, si l’esprit s’affranchit du lien qui l’unit aux choses, s’il se reprend lui-même, il arrive à concevoir l’espace pur, le temps pur, indéfini et continu : c’est le suprême abstrait et, par suite, ce qu’il y a de moins réel. Si au contraire on élimine ce qui vient du sujet, on se rapproche d’autant, à chaque étape, de l’objet, de la chose en soi : voilà le suprême concret, le réel.

Ici encore, nous aurions à faire à M. Evellin une querelle de mots. Si la pensée, dans chacune de ses opérations en sens inverse, procède par élimination, abandonnant ici ce qui vient de l’objet, là ce qui vient du sujet, elle abstrait dans les deux cas ; pourquoi donc donner le nom d’abstrait au résidu obtenu dans le premier cas, et le nom de concret au résultat obtenu dans le second ? Mais n’insistons pas plus que de raison sur ce point. Opposons seulement les termes idéal et réel au sens où M. Evellin oppose l’abstrait et le concret.

Mais il faut noter une différence entre la conception que M. Evellin se fait de l’absolu ou de la chose en soi, et celle que se sont faite la plupart des métaphysiciens. Pour ces derniers, la raison connaît ordinairement la chose en soi par une intuition directe : elle est en contact avec elle, mystérieusement sans doute, mais sans intermédiaire. Tournez l’âme comme il faut vers les Idées, dit Platon, et elle les verra, comme l’œil voit la lumière. Les notions claires et distinctes de Descartes et de Spinoza sont une connaissance analogue. Pour M. Evellin, au contraire. ce n’est pas la νόησις, c’est la διάνοια, c’est la raison raisonnante qui arrive à l’absolu : « Le monde de la raison pure est moins pensé qu’induit et conclu. » (P. 269.) Il procède vraiment en mathématicien.

Mais, s’il en est ainsi, une grave difficulté apparaît : comment comprendre qu’au terme de cette opération, quand on aura élimine tout ce qui rend les choses intelligibles, il reste encore quelque chose qu’on puisse nommer ? Dans l’ancienne métaphysique, on comprenait à la rigueur, et à la condition de n’y pas regarder de trop près, comment la chose en soi, se présentant directement à l’esprit, pouvait y laisser une sorte d’empreinte, et, suivant une comparaison classique, une image fidèle d’elle-même. Ici au contraire l’esprit n’est plus pour lui-même un instrument, mais un obstacle qui l’empêche d’atteindre la réalité : il ne peut la saisir qu’en se supprimant ; il ne la voit qu’à la condition de s’en aller. Mais que lui restera-t-il, s’il n’est plus là ? Au vrai, M. Evellin ne pourrait soutenir que l’effort de la raison pour épuiser dans le phéno-