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qu’on puisse imaginer, est sollicité à agir par un besoin, qui en soi est un sentiment de peine, et le plaisir résulte de la satisfaction de ce besoin. Si parfois le besoin se montre comme quelque chose d’agréable, c’est qu’il est accompagné de l’idée du plaisir dont il sera le point de départ. La recherche de cette satisfaction est voulue, et elle peut être entourée de difficultés. Quand elle est facile, le besoin, n’ayant pas eu le temps de devenir pressant, n’est l’occasion d’aucune jouissance. C’est ainsi que nous respirons machinalement, sans remarquer que nous passons sans cesse du malaise à l’aise. Mais, que notre respiration soit pour un instant entravée, son rétablissement nous fait épanouir de contentement.

Ceci m’amène à dire deux mots d’un sujet qui n’a pas encore, que je sache, été traité sérieusement. Qu’est-ce qui l’emporte dans le monde, la somme du plaisir ou celle de la douleur ? La question générale peut se spécialiser. Dans le cours entier de sa vie, l’individu a-t-il plus de joie ou plus de souffrance ? Un auteur a dit : Mettez en regard le plaisir qu’éprouve un animal à dévorer une proie vivante et les douleurs que celle-ci endure, et vous aurez la réponse à la question. C’est là une boutade plutôt qu’une réponse. L’animal qui est dévoré l’est pour la première et dernière fois. Celui qui le mange, non plus que celui qui est mangé, n’en est certainement point à son premier repas. Si l’on veut établir une balance, il faut mettre dans un des bassins tous les repas antérieurs de la victime, et dans l’autre les souffrances de son horrible mort. Le compte, sans être facile à faire, en sera plus juste. Mais laissons ce paradoxe pessimiste et attachons-nous à la réalité.

Un jour, l’hiver dernier, je me promenais dans nos montagnes couvertes d’une neige épaisse et compacte. Une bande joyeuse de gamins, le nez et les oreilles rougis par le froid, avaient pris possession d’un versant rapide et régulier et en avaient fait le théâtre de leurs jeux. Ils étaient munis de traîneaux, et leur divertissement consistait à se laisser glisser de haut en bas avec une vitesse de plus en plus vertigineuse. Quels cris de joie au moment où se livrant à la pente de la colline, ils se sentaient entraînés comme dans le vide ! Arrivés au terme de leur course folle, ils avaient à gravir la rampe de nouveau en remorquant leurs traîneaux. Il leur fallait pour cela près d’une demi-heure de pénible ascension, et le plaisir durait à peine quelques minutes ! Cependant il n’était pas nécessaire de les interroger, ils avaient du plaisir. Les ennuis de la montée n’étaient rien au regard de la volupté de la descente.

Telle est l’image de la vie. Le besoin s’accroît lentement et insensiblement ; la satisfaction est une chute rapide et profonde qui met