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REVUE PHILOSOPHIQUE

le bonheur, c’est-à-dire en définitive le postulat de l’immortalité, lequel ne se fonde lui-même que sur l’idée du devoir. N’est-ce pas là un cercle vicieux ?

En vain M. Renouvier nous dira que ce postulat est simplement « le complément de la science morale, non pas un postulat de la morale, c’est-à-dire nécessaire pour la fonder ; » il est clair que l’idée même de devoir est contradictoire si on la fait reposer sur une simple généralisation rationnelle d’un bonheur qui, dans la réalité, ne peut-être général et universel, mais exige le sacrifice de tel ou tel bonheur individuel. Le criticisme reste donc partagé entre deux doctrines, dont aucune ne peut lui servir de refuge : d’une part, la doctrine du devoir absolu, valant par sa forme, antérieur et supérieur à tout bien, à toute considération de bonheur ; d’autre part, la doctrine du devoir fondé sur le bien et conçu comme une loi de généralisation ayant pour but d’assurer finalement le bonheur même. La morale, dit M. Renouvier, « ne saurait repousser l’idée d’un but universel (le bonheur), » puisqu’elle «  promulgue une loi universelle des mêmes actes qui se dirigent en fait et constamment vers un tel but, bien ou mal compris, mais toujours supposé par toute conscience[1]. » Ce qui n’empêche pas M. Renouvier d’ajouter dans la même page que la loi morale ne laisse pas d’exister, quand même elle n’atteindrait pas le but pour lequel et par lequel elle existe. « Elle s’impose toujours, et avec toute la force qu’elle tire de ses principes, les seuls pleinement rationnels et entiers, nécessaires et suffisants dont la nature humaine soit en possession. » Ne résulte-t-il pas au contraire de tout ce qui précède que la loi sans le but n’est ni nécessaire ni suffisante ? Pour nous, nous renonçons à mettre de l’harmonie entre tant d’assertions contraires, empruntées les unes au kantisme orthodoxe, les autres à un utilitarisme que l’esprit rigoureux de Kant a parfaitement démontré incompatible avec ses principes absolus. Les fluctuations du criticisme entre le formalisme pur et la morale objective, entre l’antériorité du devoir et l’antériorité du bien, entre l’autonomie de la raison et la raison servant au bien, entre l’obligation valable par elle-même et l’obligation valable par son but, entre l’absolu de la moralité et la relativité du phénoménisme universel, entre l’humanité fin en soi et l’homme fin pour soi, prouvent qu’il y a un vice secret dans la notion même du devoir telle que l’entendent les criticistes.

  1. P. 175.