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cause responsable du moi que je connais ; personne n’a jamais vu le premier moi, pas même moi, et c’est avec le second que tout le monde a affaire ; néanmoins, si le moi intemporel ne gouverne pas, il règne. Entre ces deux moi si bien séparés et que Kant déclare cependant numero idem, quel sera le lien ? Ne serait-ce pas le cas de demander, avec Aristote et avec Platon lui-même, pourquoi, au-dessus de « l’homme sensible » et de « l’homme intelligible », on n’imaginerait pas pour les relier un troisième homme et un troisième monde ; car, en fait d’entités, pourquoi s’arrêter à deux plutôt qu’à trois ? Dans ce jeu d’abstractions, le « noumène » et le « phénomène » devraient être comme les images reflétées dans deux miroirs parallèles, qui se répercutent à l’infini.

À vrai dire, le prétendu moi inconnaissable de Kant est effectivement un non-moi. C’est Dieu qui est libre, et nous ne le sommes pas ; la liberté de Kant n’est que le fatalisme de la grâce et de la prédestination théologique. Aussi cette liberté transcendante et nouménale est-elle finalement en contradiction avec la moralité, comme elle est en contradiction avec la nature réelle.

En somme, les kantiens n’ont aucune raison sérieuse pour appeler liberté leur principe transcendant de prédestination éternelle, qu’il soit Dieu, moi absolu, non-moi absolu, ou identité absolue des deux ; ils ont au contraire toutes les raisons positives, cosmologiques et morales, pour lui refuser un nom trompeur. Quand on donne un nom à une cause révélée par ses effets, il faut du moins mettre ce nom en harmonie avec les effets mêmes, qui sont justement ici un prédéterminisme inflexible[1], une nécessité permettant de prédire mes actes, liés aux vôtres, liés à l’univers entier, « avec la même certitude qu’une éclipse », conséquemment une absence d’individualité propre, une absorption du moi apparent dans le grand tout. Pour revenir à l’ingénieuse comparaison avec le noyau obscur du soleil, de ce que la lumière et la chaleur sortent de ce noyau, nous pouvons bien induire qu’il doit les renfermer virtuellement, qu’il est lui-même chaud et virtuellement lumineux, sinon pour nos yeux, du moins pour des yeux que des vibrations moins rapides pourraient affecter ; mais nous n’imaginerons pas d’appeler obscurité absolue ni obscurité intelligible le principe de la lumière ; ce serait non seulement dépasser la limite de notre connaissance, mais encore alter contre notre connaissance même. Pareillement, lorsqu’une corde sonore vibre trop lentement pour vos oreilles, vous n’avez

  1. Voir, sur le prédéterminisme, notre étude sur la morale de Schopenhauer et de son école dans la Revue des Deux-Mondes du 1er mars 1881.