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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

mettre en lumière par le contraste la nécessité des principes rationnels à priori, on peut avoir quelque obligation à ceux qui s’appliquent à ce genre de travail, d’ailleurs fort peu instructif[1]. » La clairvoyance de Kant est ici en défaut ; lui qui avait subi l’influence de Hume pour la spéculation, il n’a pas vu que cette influence devait logiquement s’étendre et s’étendrait bientôt à la pratique. Il ne pouvait d’ailleurs prévoir les grands travaux de l’école anglaise, qui ont précisément pour but de ramener les principes moraux a priori aux données de l’expérience individuelle ou collective, à l’habitude, à l’instinct social, à l’hérédité. Toujours est-il que l’existence d’une raison morale à priori n’est nullement évidente ni facile à établir ; ici encore Kant s’est trop aisément dispensé non seulement de la critique, mais même de l’analyse.

Au fond, dans sa Métaphysique des mœurs comme dans sa Raison pratique, Kant prend pour accordé qu’il existe un à priori moral et part de là pour procéder à la construction d’une « morale pure » qui serait elle-même tout entière et priori. De là le caractère abstrait et exclusivement métaphysique de sa méthode, qui rejette toute psychologie et, en général, toute anthropologie[2]. Selon lui, on devrait placer « avant la physique proprement dite (la physique empirique) une métaphysique de la nature, et avant l’anthropologie pratique une métaphysique des mœurs, de telle sorte que, en écartant scrupuleusement tout élément empirique, on sache ce que peut la raison pure dans les deux cas et à quelles sources elle puise elle-même ses données à priori[3] » Ce rapprochement de la philosophie naturelle et de la philosophie morale est propre à faire pressentir ce que la méthode de Kant offre de chimérique ; car qui admettrait de nos jours une métaphysique de la nature à priori construite par la raison pure sans aucun appel à l’expérience ? La raison pure, sincèrement réduite à elle-même, irait-elle bien loin dans cette voie, et pourrait-elle trouver par elle seule les idées de matière, de force, de mouvement, les lois du mouvement, etc. ? De même, est-il possible de construire « une philosophie morale pure, qui serait entièrement dégagée de tout élément empirique et appartenant à l’anthropologie[4] ? Si les raisons du devoir « ne doivent être cherchées, comme dit

  1. Raison pratique, p. 146. — Trad. Barni.
  2. Voir édit. Rosenkranz, Fondements de la mét. des mœurs, p. 5, 6, 52.
  3. Mét. des mœurs, p. 6.
  4. « La morale pure, dit Kant, appliquée à l’homme, n’emprunte pas la moindre chose à la connaissance de l’homme même (à l’anthropologie), mais elle lui donne des lois à priori comme à un être raisonnable. » (Ros. 6.) Ce précepte ; Tu ne dois point mentir, ajoute-t-il, « ne s’adresse pas seulement aux hommes :