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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

une illusion pratique s’il n’y avait ni immortalité ni Dieu. Donc l’usage immanent dépend de certains objets transcendants, pour être objectivement valable ; donc il y a lieu d’appliquer la critique à la raison pure agissante comme à la raison pure spéculative, car agir moralement, c’est encore spéculer, et c’est spéculer sur l’objectif, sur l’universel, sur l’éternel, sur le divin.

La volonté morale ne jouit point du même privilège que le cogito, où le sujet et l’objet se confondent, et qui conséquemment échappe à la critique, du moins quand il demeure purement subjectif et formel. On peut bien dire aussi : « Je veux, donc je veux ; » mais ce n’est pas sur cette stérile identité qu’on fondera la morale. La volonté morale est une raison pratique, et, comme toute raison, elle se propose un but et un objet, disons plus, un objet universel, qui dépasse le sujet conscient et voulant. Quand il ne s’agirait que du bien des autres hommes et de l’humanité entière, il est clair que la morale, pour atteindre cet objet, ne peut se contenter d’un cogito ou d’un volo opiniâtrement répété. Le paradoxe de Kant consistera précisément à vouloir fonder la morale sur une volonté pure de tout objet et formelle, seul moyen de lui enlever un usage transcendant mais y réussira-t-il, et quand même il y réussirait, n’y aurait-il pas lieu plus que jamais de soumettre à la critique cette volonté formelle qui s’érigerait en volonté absolue et répéterait sur tous les tons : Je veux, je me veux, donc je veux et me veux ?

Ainsi, par toutes les voies, nous arrivons au même résultat : la nécessité d’une critique aussi sévère pour la raison pure qui commande et cherche à réaliser l’absolu moral, que pour la raison pure qui spécule et cherche à connaître l’absolu métaphysique, identique au fond à l’autre. La raison aura beau se mettre à agir au lieu de parler et de penser ; agir, c’est encore traduire une pensée et parler par signes. Dans l’un et l’autre cas, il faut voir si la raison ne fait point de contre-sens, ne contredit point l’expérience et ne se contredit point elle-même. La critique de la raison pure pratique demeure donc tout entière à faire.

II. — Accordons pourtant à Kant le premier point de sa méthode en morale, à savoir que la raison pure pratique, « en supposant son existence prouvée, n’a pas besoin de critique ; » il nous restera à examiner le second point, c’est-à-dire la méthode générale employée par Kant pour prouver l’existence de la raison pure pratique. Or, ici encore, nous avons une objection à lui adresser, à lui et à son école : c’est de n’avoir pas continué, dans la philosophie morale, les recherches qu’il avait commencées dans la philosophie spéculative pour dé-