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valeur objective. Il ne suffit pas de voir que le Nil coule pour être assuré qu’il a une origine divine et surnaturelle : le vrai géographe voudra remonter à sa source et suivre tout le cours du fleuve jusqu’à son embouchure. De plus, quand on admettrait que le fait de la « raison pure législative » est réel, la raison pure aurait-elle pour cela prouvé, avec sa propre réalité, « celle de ses concepts, » c’est-à-dire celle de la liberté et du suprême bien ? Ces concepts, tant critiqués par Kant au nom de la spéculation, deviennent-ils indiscutables et irresponsables comme un souverain absolu, dès qu’ils nous commandent des actions en conformité avec eux ? N’avons-nous plus qu’à obéir sans comprendre ?

— De deux choses l’une, pourrait-on demander aux kantiens : concevez-vous le devoir, premier principe de toute croyance (et peut-être même de toute science), comme une loi aveugle, ou le concevez-vous comme une loi intelligible et intelligente ? Dans le premier cas, vous placez une nécessité brute au début de la spéculation comme de la pratique ; or, un philosophe de l’école anglaise pourra vous demander avec raison si votre nécessité morale n’est pas tout simplement un instinct au fond physique, imprimé en vous par voie d’hérédité. Vous ressemblez alors à une abeille qui dirait : « Le premier principe de toute spéculation et de toute pratique, c’est qu’il faut faire une ruche ; le monde entier dérive pour nous de l’obligation des ruches ; la ruche est le critérium de toute science, comme de toute morale et de toute religion ; la ruche est l’impératif catégorique ». Darwin répondra à l’abeille que son impératif catégorique est un besoin de l’espèce devenu instinct chez l’individu. — Si vous ne voulez pas vous contenter d’une nécessité aveugle au début de votre morale vous êtes obligé de raisonner votre nécessité, de comprendre votre loi morale, de la résoudre par cela même en ses éléments intellectuels, en ses idées composantes, surtout de lui demander ses titres de noblesse et ses origines, en un mot d’en faire la critique.

Une critique véritable et complète comprendrait donc : 1o la critique historique des idées morales non seulement dans l’individu, mais encore dans l’espèce, comme Darwin et Spencer ont entrepris de la faire ; 2o la critique psychologique et physiologique des idées morales, ou leur réduction à leurs éléments psychologiques et, au besoin, physiologiques ; 3o la critique morale et sociologique de ces mêmes principes moraux et sociaux, c’est-à-dire l’examen de leur nécessité vraie ou prétendue pour la conduite individuelle et pour la conduite sociale. Or nous cherchons vainement un tel travail chez Kant et ses successeurs.