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CRITIQUE DE LA MORALE KANTIENNE


PREMIÈRE PARTIE

LA MÉTHODE
L’OBJET ET LE SUJET DE LA MORALITÉ.

Si Pascal revenait au monde et était encore chrétien, — ce qui est douteux, — il se ferait probablement kantien, car c’est là la forme la plus haute et la plus subtile du christianisme. Ce qui n’était chez Pascal que l’ébauche d’une philosophie de la foi morale et religieuse est devenu, chez les kantiens orthodoxes, un système lié dans toutes ses parties. Kant a dit lui-même : « Je devais abolir la science pour faire place à la foi[1]. » Il admet comme Pascal trois points de vue, trois « ordres », celui du mécanisme, auquel correspond en nous l’intelligence scientifique, celui de la finalité, auquel correspond le sentiment, celui de la moralité, auquel correspond la liberté[2]. Mais au lieu de fonder, comme Pascal, la foi morale et religieuse sur un intérêt, Kant la fonde sur un devoir. Le pari fait sous l’empire de la crainte et de l’espérance devient un postulat de la moralité. Kant n’en conserve pas moins, sinon le surnaturel proprement dit, du moins ce qu’on peut appeler le supra-naturel et le transcendant. Les noumènes ne sont autre chose que l’antique notion des idées platoniciennes, de l’essence péripatéticienne, de la substance des cartésiens, de la vie éternelle des chrétiens où la liberté ne fait qu’un avec la grâce et s’oppose à la nature ; en un mot, c’est le fond même de l’ancienne métaphysique. Kant refuse, il est vrai, à la raison spéculative le pouvoir de rien connaître touchant ce monde supérieur, « ni s’il est, ni ce qu’il est », comme disait Pascal ; mais on sait qu’il attribue à la morale le pouvoir de reconstruire une

  1. Critique de la raison pure, préface de la seconde édition.
  2. Ce sont là, on s’en souvient, les trois objets des trois Critiques : celle de la Raison pure, celle du Jugement, celle de la Raison pratique.