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j. delbœuf. — le dernier livre de g. h. lewes

fou et être ainsi à la fois dans le double état de raison et de déraison ? Les physiologistes, entraînés par leurs recherches sur les localisations cérébrales et assignant des facultés différentes aux centres divers qu’ils découvrent/ne sont pas embarrassés d’expliquer la double personnalité par l’action de deux centres plus ou moins antagonistes, par exemple l’action non unifiée des deux hémisphères. Mais cette explication détruit l’unité de l’organisme car il n’y a aucune raison de s’arrêter dans la voie des séparations. On peut rendre compte de ces faits et de tant d’autres par une rapide alternance. En réalité, on ne peut être attentif à deux choses à la fois : c’est là une contradiction dans les termes ; mais il peut sembler qu’on le soit[1]. Cette alternation est même du domaine de la vie ordinaire. On peut être triste sans savoir pourquoi, et espérer, bien qu’on sache pertinemment que l’espoir est vain et même absurde[2]. Et quand, accablé de sommeil, on s’efforce de rester éveillé, que de fois on est obligé de rattacher les bouts d’une méditation interrompue ! C’est ainsi qu’un individu peut se regarder comme double.

Ce sujet, qui vient d’être traité par M. Ribot dans son étude sur les altérations de la mémoire[3], me parait trop peu développé dans l’ouvrage de Lewes pour que je me permette d’autre critique. Quoique l’idée de l’alternation soit juste en soi, et que, d’après l’auteur anglais, cette alternation découle même naturellement de ce fait que le centre de gravité psychique est quelque chose de naturellement mobile, le problème n’est cependant pas résolu. En effet il s’agit précisément d’expliquer comment ce centre de gravité mobile prend alternativement toujours les deux mêmes positions, sans toutefois qu’on puisse soutenir — vu que les positions de passage sont parfois insaisissables — que la personnalité soit double. En d’autres termes je pense que le problème est plutôt du ressort de la physiologie que de la psychologie, bien qu’il soit et doive être posé par la psychologie.

J. Delbœuf
(À suivre.)

  1. On dit que César pouvait dicter quatre lettres à la fois. Mais il est à présumer que son attention passait rapidement d’une lettre à une autre. Je me suis observé à cet égard. J’ai la faculté, tout en travaillant, de suivre par exemple une conversation que l’on tient à coté de moi, et même d’y prendre part. Je pourra, sans peine copier correctement un texte difficile, ou écrire une lettre, tout en causant avec un ami. Or j’ai remarqué, qu’en réalité il y a une suite rapide d’interruptions et de renouements dans la double série de pensées. Cependant il peut se présenter des cas où l’attention peut-être continue et pourtant doublée. C’est quand elle est, si je puis ainsi dire, machinale d’un côté, intelligente de l’autre. Ainsi on peut compter ses pas tout en réfléchissant à autre chose. C’est ainsi encore que, dans les observatoires, l’astronome laisse errer sa pensée tout en suivant le tictac du pendule.
  2. Combien de fois, dans mon enfance, ai-je relu Paul et Virginie avec une espèce d’espoir que le dénouement du roman serait autre !
  3. Revue philosophique, août 1880.