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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

ment a priori que ce que la pensée pourrait déduire des nécessités de la pensée même, car alors on aurait montré non seulement pourquoi notre pensée est constituée de telle manière, mais encore qu’elle ne peut être autrement constituée. De même, il n’y aurait de pratiquement a priori que ce qu’on pourrait déduire des conditions sine quâ non de l’activité et de la volonté. Or, il n’en est pas ainsi pour l’idée du devoir : on peut fort bien 1o  penser, 2o  agir sans cette idée, en se contentant d’une notion tout empirique du meilleur, c’est-à-dire du plus agréable, du plus utile, ou encore du plus beau. Un être purement utilitaire ou purement artiste n’aurait rien de contradictoire ni au point de vue de la pensée ni au point de vue de l’action, et ne serait cependant pas un être moral au sens des kantiens : son devoir-faire se réduirait au plus utile à faire, ou au plus agréable, ou au plus beau, et les impératifs de sa conduite prendraient cette forme tout hypothétique : — Celui qui veut son bonheur doit agir de cette manière ; or je veux mon bonheur et vous voulez votre bonheur, donc je dois et vous devez agir de cette manière. — M. Renouvier n’a lui-même posé dans son premier chapitre qu’un impératif purement hypothétique sous le nom de meilleur, de devoir-être et de devoir-faire. Il n’a donc pas le droit d’introduire maintenant sans le justifier un impératif catégorique, un devoir qui est devoir par lui-même et non en vue d’un but : car, encore une fois, il n’a point démontré que cette idée fût une notion vraiment à priori et non un produit de l’expérience accumulée, de l’instinct, de la nature que nous trouvons toute faite en nous. Sa foi au devoir est tout empirique et ne saurait constituer un « jugement rationnel à priori, » plutôt plus simple préjugé ou un instinct impérieux.

Il n’a pas démontré davantage le caractère synthétique qu’il attribue au jugement de l’obligation. « Toutes les fois, dit-il, que la raison envisage une fin comme devant être atteinte en vertu de ses lois, elle l’envisage en même temps comme devant être recherchée par l’application de la volonté[1] » Autrement dit, ce qui est rationnel pour la raison l’est aussi pour la volonté qui peut le réaliser ; s’il est bon qu’une chose existe et si je puis la faire exister, il est bon que je la fasse exister ; s’il est raisonnable qu’une chose soit et s’il est possible qu’elle soit par moi, il est raisonnable qu’elle soit par moi. M. Renouvier voit là un jugement synthétique, « original et irréductible ; » mais il suffit d’un peu d’attention pour reconnaître que c’est un jugement tout analytique, un syllogisme dont la conclusion ne fait

  1. P. 26, 27.