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ANALYSESmarty. — Die Entwickelung des Farbensinnes.

grand usage que font les poètes du Nord des expressions : ciel bleu, ciel d’azur, etc., provient de ce qu’elles éveillent une image d’autant plus agréable qu’elle est plus rarement perçue dans nos climats ; au contraire, le ciel sans nuages est un spectacle trop ordinaire en Grèce pour que des Grecs prissent grand plaisir à en entendre parler. Homère a donc préféré avec raison au mot bleu des termes en apparence plus insignifiants (grand, vaste, οὐρανὸς εὐρυς), mais qui confèrent une idée à demi religieuse, inséparable pour lui du nom de la demeure des dieux.

Si des explications de ce genre lavent facilement Homère du soupçon de daltonisme, il n’est pas moins chimérique de chercher dans la comparaison de ses poèmes avec des ouvrages postérieurs la trace d’une modification de l’organe visuel. C’est à tort qu’on a prétendu que le sens des mots χλωρός, πράσινος, κυάνεος était allé se précisant depuis Homère jusqu’à Aristote ; lus sans parti pris, les textes prouvent le contraire. Bien plus, le mot cæruleus, équivalent exact de κυάνεος, est employé par les Latins de toute époque aussi licencieusement que le mot grec : c’est Ovide qui l’applique aux chevaux de Pluton, c’est Virgile qui parle de la barque « bleue » de Charon. On ne voit donc pas ici d’indice d’une évolution, et cependant Magnus ne va pas jusqu’à prétendre que les contemporains d’Auguste ne distinguaient pas le bleu du noir. Autre objection : Magnus et Geiger assurent que la perception nette des couleurs plus réfrangibles a précédé celle des autres ; mais comment expliquer alors que les mots purpureus, flavus, fulvus, πορφύρεος, φοινίκεος, πυρρός, ξανθός, etc., présentent une latitude de signification aussi grande, plus grande peut-être, que cœrelus et ses analogues ?

Concluons de tout ceci que les anomalies relevées dans le langage des anciens, quand elles ne sont pas une pure illusion provenant de notre ignorance, s’expliquent tantôt par la formation capricieuse et peu méthodique de toute langue populaire, tantôt par l’incertitude où les anciens étaient sur les principes d’une classification rationnelle des couleurs ; cette incertitude, qui n’a pas encore disparu malgré les progrès de la science, se traduit également dans les langues modernes par bien des expressions vagues ou inexactes dont l’habitude seule nous empêche d’être offusqués. Rien, dans tout cela, n’autorise sérieusement l’hypothèse d’un daltonisme primitif. Les autres arguments historiques invoqués par Geiger et Magnus ne sont pas plus probants dans ce sens. Ainsi le passage cité de Pline montre bien que les premiers peintres n’étaient en possession que de procédés très élémentaires pour reproduire les couleurs de la nature, mais il n’en résulte nullement qu’ils ne distinguassent pas exactement ces couleurs[1]. De

  1. Au reste, si, comme tout porte à le croire. Pline entend par noir un bleu foncé, les quatre couleurs qu’il indique suffiraient, convenablement combinées à produire toutes les nuances usuelles. Rubens et Titien, les deux plus grande coloristes qui aient été, avaient des palettes remarquables par leur simplicité.