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de ce qui est hors de nous ne peut rendre compte de cette sensation de rose ; et pourtant nous l’éprouvons bien réellement nous voyons le rose, de nos yeux, et nous sommes bien sûrs d’être éveillés. Pour expliquer ce fait, il faut bien recourir à un travail latent de l’esprit. De lui-même, si on le considérait à l’état de nature, l’esprit n’éprouverait pas cette sensation, puisque l’objet n’a pas la couleur qu’on lui prête. Si on la lui prête, il faut que ce soit en vertu d’une éducation antérieure, d’une habitude prise, en un mot par une rapide interprétation, par un mystérieux travail dont il faut chercher le secret dans le passé. Mais, quel que soit ce travail, remarquons-le, il échappe entièrement à la conscience. Entre le cas où nous voyons ce qui n’est pas et les autres cas où nous voyons ce qui est, il n’y a aucune différence appréciable ; la sensation paraît aussi instantanée, aussi immédiate, aussi vive ; aucun effort d’attention ne nous découvrira que nous sommes dupes d’une illusion. Bien plus, avertis de notre erreur, nous ne la corrigeons pas ; l’illusion, même dénoncée, ne perd rien de sa force ; la raison ne la redresse pas.

Quel est maintenant cet obscur travail ? Il y a deux choses à expliquer. D’abord, l’impression actuelle nous fait penser à un objet rose ; en outre, nous ne nous bornons pas à avoir l’idée de la couleur rose, nous la voyons ; il ne s’agit pas seulement d’une image, mais d’une sensation actuelle.

Sur le premier point, il faut remarquer qu’une longue expérience nous a appris à distinguer les couleurs véritables des objets à travers les teintes variées ou les colorations accidentelles que les choses environnantes peuvent projeter sur eux. Quand nous avons vu un objet rose à travers une lumière verte, il a projeté sur notre œil des rayons blancs ; puis donc qu’un objet, vu à travers une lumière verte, projette maintenant des rayons blancs, nous le déclarons rose. « Dans l’usage ordinaire de la vie, nous cherchons toujours à juger la couleur véritable des corps à travers les différentes lumières sous lesquelles ils nous apparaissent. Nous éliminons dans notre jugement l’intensité de la lumière…, nous éliminons de même la couleur. Sans cesse nous avons l’occasion d’observer les mêmes colorations sous un ciel doré, à la lumière bleue d’un ciel clair, à la lumière blanche d’un ciel couvert, à la lumière rouge du couchant. Ajoutez encore les reflets colorés des corps environnants. Dans une forêt, la teinte verte prédomine ; dans les appartements, c’est la couleur des murs ; nous apprenons ainsi à retrouver les couleurs propres des corps sous l’infinie variété des nuances qui les recouvrent ; et, comme ces couleurs constantes présentent seules de l’intérêt, nous n’avons plus conscience des sensations antérieures sur lesquelles repose notre jugement. »

Il y a des interprétations analogues quand il s’agit de juger la forme, la grandeur, la distance des objets mille exemples curieux en sont l’irrécusable preuve.

En outre, c’est une loi de l’esprit que l’idée provoque l’image, comme