Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
10
REVUE PHILOSOPHIQUE

instant l’impératif catégorique, comme pourrait le faire un pur kantien ; il l’oppose à ses adversaires comme un principe évident ou dont on doit être moralement certain ; là point de déduction : c’est un credo. Dans son livre sur la Science de la morale, au contraire, l’impératif catégorique arrive si tard qu’il semble d’abord que la morale se constitue sans lui. M. Renouvier, dans ce savant ouvrage, une des plus importantes productions de la philosophie française contemporaine, essaye une déduction rationnelle du devoir ; mais, nous allons le montrer, il n’aboutit qu’à une notion de devoir qui n’est pas plus celle des kantiens que celle des utilitaires, des stoïciens, des épicuriens, qui n’est même pas une notion de devoir quelconque.

Suivons le criticisme dans cet établissement des bases de la morale, et cherchons à quels principes successifs, ou plutôt à quelle série de postulats il sera obligé de faire appel. Nous le verrons essayer d’abord d’établir la morale sur des bases scientifiques, sur des faits observables ou des principes rationnels ; puis, dans son impuissance à conduire jusqu’au bout une véritable critique des fondements de la morale, nous le verrons se réfugier en dernier recours dans un acte de foi mystique à un impératif indéfinissable.


II

PREMIERS FONDEMENTS DE LA MORALE CRITICISTE : LA RAISON, LA LIBERTÉ APPARENTE, LE DÉSIR OU FINALITÉ RELATIVE


M. Renouvier, au début de son livre, nous apprend que la moralité a, chez l’homme, un « double fondement, nécessaire et suffisant » ; ce fondement consiste simplement en ce double fait que « l’homme est doué de raison et se croit libre ». Il est doué de raison, dit M. Renouvier, « c’est-à-dire qu’il réfléchit ou peut réfléchir à ses pensées et à ses actes, et qu’il est capable de comparer, de juger et de savoir qu’il juge, de délibérer et de savoir qu’il délibère avant d’agir. » Voilà donc tout ce que M. Renouvier entend par raison : c’est simplement l’intelligence, avec la conscience de soi qui en est inséparable, c’est l’entendement tel que Hobbes, Helvétius, Bentham l’admettent ; ce n’est plus la raison pure de Kant, distincte de l’entendement par le caractère absolu de son objet, réel ou idéal. Que M. Renouvier ait tort ou non de rejeter la « raison pure », là n’est pas la question pour le moment ; nous constatons seulement qu’il se