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A. ESPINAS.. — LA PHILOSOPHIE EN ÉCOSSE.

sorte de panthéisme adouci de platonisme et pénétré de sentiments chrétiens, très moderne malgré tout et d’accord avec l’esprit le plus avancé du xviiie siècle. L’importance de ses Essais, au point de vue où nous sommes placés, est considérable. Écrits « à la française », avec une certaine désinvolture aristocratique, tout pleins de vigoureuse dialectique, mais assaisonnés de nombreuses digressions où éclatent l’affectation et l’emphase des virtuoses à la mode, ils passèrent pour des modèles dans les universités écossaises au commencement du siècle. Hutcheson, le fondateur de la philosophie écossaise, leur fit de larges emprunts, qui s’insinuèrent dans les écrits de Turnbull, le maître de Reid. À son tour, Hume les imita et y puisa le germe à la fois de son scepticisme et de son naturalisme. Le fond même de la philosophie écossaise est plein d’idées, de questions, de locutions qui viennent évidemment de cette même source.

Shaftesbury nous avertit lui-même que son scepticisme n’est qu’une décoration extérieure, un emblème de philosophie mondaine destiné à servir de signe de ralliement aux esprits émancipés en présence de la cohorte, nombreuse encore, des fanatiques et des « enthousiastes » religieux. Il est dogmatique. Son ambition est de fonder une philosophie non pas irréligieuse, mais indépendante, qui puise dans la raison de nouvelles armes pour défendre la religion et la morale naturelles. Le scepticisme, pense-t-il, a beau jeu avec une philosophie qui demande des preuves de tout. L’esprit ne peut se justifier lui-même. Il doit admettre sans discussion son existence et la légitimité de ses opérations essentielles. « Je prends mon être à crédit, » dit Shaftesbury (Mélanges, p. 150, vol. III). C’est la condition de la pensée et de la vie. Une fois ce postulat accepté, une fois que l’esprit s’est ainsi posé comme existant en droit et en fait avec sa constitution native, l’essor est donné à l’action que le scepticisme paralysait : « Nous ne craignons pas d’agir aussi résolument sur la simple supposition que nous sommes, que si nous l’avions démontré sans réplique au gré des Pyrrhoniens. » Or le but de la philosophie est de régler la vie, de discipliner l’action. Elle manque à son rôle quand elle est incapable d’établir la morale sur ses bases naturelles, c’est-à-dire en s’appuyant sur les impulsions et les idées primordiales de l’esprit humain.

S’étudier soi-même est donc le commencement de la philosophie. S’étudier par l’observation et l’expérience ; car, « s’il est nécessaire à quiconque veut utilement philosopher de connaître la partie métaphysique de la philosophie, » il suffit de la connaître « assez pour être convaincu qu’on n’y peut trouver ni lumières ni sagesse » (p. 149, tome III). Malheureusement, l’analyse de l’esprit est dé-