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REVUE PHILOSOPHIQUE

On disait de même au moyen âge : « Que deviendrait la morale sans la croyance à l’enfer ? » Et beaucoup le répètent encore de nos jours. D’autres se contentent de dire « Que deviendrait la morale si l’on n’admettait pas l’existence de Dieu ; » d’autres : « si l’on n’admettait pas le libre arbitre et la possibilité ambiguë des contraires, etc.? » L’école éclectique s’est souvent servie du recours à la morale comme procédé de démonstration, et les criticistes l’en blâment. Pourtant, n’y a-t-il aucune analogie entre ce procédé et, le leur ? Pour être plus raffinée, leur méthode n’en tend pas moins au même résultat, qu’on pourrait appeler la foi du charbonnier en morale.

3o Après avoir distingué la raison théorique et la raison pratique, toute philosophie est obligée d’en rétablir à la fin l’unité fondamentale. Ici encore, la méthode du criticisme nous semble inadmissible.

M. Renouvier reconnaît que Kant a « trop séparé » les deux raisons ; mais par quel moyen s’efforce-t-il lui-même de rétablir une plus profonde unité entre la raison pratique et la raison théorique ? C’est en leur attribuant pour fond commun la croyance, qui a elle-même pour fond, selon lui, la volonté libre. En d’autres termes, M. Renouvier place la croyance volontaire sous la science même comme sous la morale, sous la théorie comme sous la pratique, et c’est ainsi qu’il croit avoir rétabli l’unité des deux raisons. S’il entendait seulement par là qu’en fait, chez le savant, l’intelligence ne s’exerce point sans la volonté et la sensibilité, que le savant ne peut se dégager entièrement de son caractère, de ses tendances, de ses passions mêmes, rien ne serait plus évident. Nous aussi nous admettons, encore une fois, que toute spéculation enveloppe une pratique et que toute pratique enveloppe une spéculation, c’est-à-dire qu’il n’y a ni intelligence sans volonté ni volonté sans intelligence : car, à nos yeux, toute idée tend à se réaliser et est force motrice en même temps que pensée. Mais ce fait, loin de présupposer le libre arbitre, comme le croit M. Renouvier, est pour nous une preuve de plus du déterminisme intérieur, car il revient à dire : Tout déterminisme conscient et clair, c’est-à-dire tout acte d’intelligence, est accompagné d’un déterminisme inconscient et obscur, c’est-à-dire de tendances, de passions, de mouvements ; et, d’autre part, tout déterminisme obscur, toute passion et toute action, peuvent se résoudre par l’analyse en un déterminisme clair, en idées et en raisonnements. Conscience et mouvement, intelligence et action sont donc les deux faces d’un même processus. Voilà, selon nous, la véritable unité de la raison spéculative et de la raison pratique.M. Renouvier, au contraire, pour rétablir l’analogie, suppose un acte de libre arbitre sous les actes mêmes de l’intelli-