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ments circéens de l’opium. C’était une telle misère qu’on pourrait dire en vérité que j’ai vécu à l’état de sommeil. Rarement j’ai pu prendre sur moi d’écrire une lettre : une réponse de quelques mots, c’est tout ce que je pouvais faire à l’extrême rigueur, et souvent après que la lettre à répondre était restée sur ma table des semaines et même des mois. Sans l’aide de M…, aucune note des billets soldés ou à solder n’eût été prise, et toute mon économie domestique, quoiqu’il advînt de l’économie politique, fût tombée dans une confusion inexprimable. C’est là un point dont je ne parlerai plus et dont tout mangeur d’opium fera finalement l’expérience : c’est l’oppression et le tourment que causent ce sentiment d’incapacité et de faiblesse, cette négligence et ces perpétuels délais dans les devoirs de chaque jour, ces remords amers, qui naissent de la réflexion. Le mangeur d’opium ne perd ni son sens moral ni ses aspirations : il souhaite et désire, aussi vivement que jamais, exécuter ce qu’il croit possible, ce qu’il sent que le devoir exige ; mais son appréhension intellectuelle dépasse infiniment son pouvoir non seulement d’exécuter, mais de tenter. Il est sous le poids d’un incube et d’un cauchemar ; il voit tout ce qu’il souhaiterait de faire, comme un homme cloué sur son lit par la langueur mortelle d’une maladie