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L’ANALYSE DES DOCTRINES.

Le grand problème que, partout, pour maintenir l’objectivité de la physique, il a fallu résoudre, l’obstacle qu’on a surmonté avec difficulté et non sans laisser quelquefois une inquiétude demeurer sous la solution, a été de


    rationnel, l’intelligible, la raison. En face de l’intelligible, se dresse — souvent comme au-delà d’un abîme, inconnu, mystérieux, voir inconnaissable, — tout ce qu’on considère comme objectif, c’est-à-dire les propriétés sensibles, les données infiniment nuancées de la perception, de la sensation. À jeter le pont entre les deux bords du précipice, la science est destinée : la mécanique et la physique théorique se figureraient par l’arche qui touche à la rive du rationnel et de l’intelligible. Mais le pont ne paraît pas toujours solide, et à force d’avoir analysé la connaissance, on l’a coupée en deux parties sans contact. La théorie physique relève uniquement de l’intelligible. Elle se meut tout entière dans le rationnel, en entendant par ce mot une construction d’idées pures, de concepts. Et, par une curieuse interversion historique, les critiques du mécanisme, à quelque école qu’on les emprunte, mais surtout si on va les chercher dans l’école énergétique, ont, en employant souvent les mêmes expressions que l’aristotélisme, pris le sens de ces expressions directement à contrepied. Par suite, la philosophie des sciences contemporaines en est souvent venue à faire de l’intelligible et du rationnel, l’arbitraire et le subjectif. Or, il est incontestable que la réforme scientifique de la Renaissance, le point par lequel Bacon et Descartes, les rationalistes et les empiriques s’accordent sur le terrain de la conception scientifique est celui-ci : Il ne faut pas opposer l’expérience à la raison. Mais l’objet est rationnel, et rationnel jusque dans ses moindres parties. La conception de la matière de l’univers physique de Descartes est l’illustration la plus nette de cette tendance. La théorie de l’expérience qu’on ne remarque pas assez chez ce philosophe est aussi grosse d’enseignements. L’expérience va au devant de la théorie intelligible, elle s’achève en rationnel. C’est un moyen de faire trouver à la raison son patrimoine et sa juridiction légitimes. L’expérience est un auxiliaire nécessaire de la méthode rationnelle : elle va à la rencontre des causes et des lois : aussi doit-elle être multipliée, et le discours de la méthode conclut par un vigoureux appel à la générosité publique pour instituer les expériences. Pour Leibniz, l’être sera encore machine (Lisez : intelligible, rationnel) jusque dans ses moindres parties. Pour Newton l’expérience c’est la raison matérialisée, la raison c’est l’expérience formulée en concepts.

    Des rationalistes passons-nous aux empiristes ? Sur ce terrain la différence est de degré, si l’on peut même dire qu’il y a une différence. L’expérience est un enchaînement nécessaire de causes et d’effets, et ces causes et ces effets sont des articulations mécaniques. Pour Hobbes, pour les empiriques anglais, il en sera constamment de même. Entre l’intelligible et l’expérience, il n’y aura nécessairement pas de discontinuité. L’intelligible n’est qu’un extrait de l’expérience. L’abstraction n’altère pas ; elle précise la formule.