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ment que les autres, et sont, peu à peu, devenus des oiseaux par adaptation lamarckienne à un nouveau genre de vie.

J’ai déjà fait remarquer à plusieurs reprises que, par sa méthode de généralisation, par sa tendance à donner une place prépondérante au raisonnement dans l’étude de la nature, Lamarck se rapproche bien plus des physiciens que des naturalistes. Voici un passage de son « Hydrogéologie », dans lequel il expose ses idées à ce sujet :

« Il ne s’agit pas de proposer de brillantes hypothèses en se fondant sur des principes supposés ; cette manière d’étudier la nature et d’en vouloir tracer la marche avance rarement nos connaissances… Mais devons-nous toujours éviter d’envisager les questions les plus importantes, pour ne nous occuper qu’à recueillir sans cesse tous les petits faits qui se présentent, sans jamais oser chercher à découvrir les faits généraux, dont les autres ne sont que les derniers résultats ? Les hommes à petites vues ne peuvent seulement se livrer qu’à de petites choses, et leur nombre est toujours celui qui domine. Or, par suite de l’estime que chacun attache à ce qu’il peut faire, les hommes ordinaires méprisent ou désapprouvent en général la considération des grands objets et des grandes idées. Si, comme on n’en saurait douter, il est vraiment utile d’apporter dans la recherche de la détermination des faits cette précision et cette scrupuleuse exactitude qui honorent les savants qui s’en font une loi, l’excès de l’assujettissement à cette loi devient à la fin dangereux, en ce qu’il tend sans cesse à réduire les idées de ceux qui s’y livrent[1] ».

Comme illustration à ce passage de Lamarck, prenez les lois les plus utiles de la physique, la loi de Mariotte, la loi de Gay Lussac, par exemple ; ces lois ne sont jamais vérifiées dans la nature ; elles sont toujours plus ou moins masquées par des phénomènes secondaires surajoutés au phénomène fondamental qu’elles décrivent, et il a fallu imaginer des gaz parfaits, qui n’existent pas dans notre univers, pour trouver un cas dans lequel elles se trouvent exactes. Direz-vous pour cela que ces lois ne sont pas fécondes, ces lois dont le physicien ne peut se dispenser de se servir à chaque instant ? C’est là l’état d’esprit de la plupart des naturalistes qui font des objections à Lamarck ; des physiciens se seraient comportés tout autrement ! Mais, comme le dit l’illustre fondateur du transformisme, « les hommes à petites vues ne peuvent seulement se livrer qu’à de petites choses, et leur nombre est toujours celui qui domine ! » C’est pour cela que tant de gens repoussent aujourd’hui le système lamarckien ; la biologie, générale est une science synthétique et difficile ; elle est réservée à une élite. Pour « la majorité compacte[2] » formée de gens médiocres, le mysticisme, le spiritualisme, le créationnisme sont des aliments bien plus faciles à digérer. Il faudrait écrire comme épigraphe, en tête des livres qui traitent scientifiquement de la vie, ce qu’avait inscrit sur son échoppe ce marchand latin qui prétendait ne vendre que du poisson de qualité supérieure : « non hic piscis omnium ! » (Ce n’est pas ici du poisson pour tout le monde) !

Si, par ses travaux biologiques, Lamarck se rapproche des physiciens, il est intéressant de remarquer que, vis-à-vis des sciences physiques proprement dites, il a pris une tout autre attitude. Il n’a pas compris que Lavoisier avait ouvert en chimie une voie parallèle à celle qu’il traçait lui-même en biologie. Il vaut donc mieux ne pas faire mention des ouvrages dans lesquels il a parlé des questions étrangères à l’évolution des espèces vivantes. On trouvera, dans le livre déjà cité de M. Landrieu, une étude très complète des travaux de qualité inférieure qu’a laissés le fondateur du transformisme ; ces œuvres inférieures n’enlèvent rien à la valeur de son œuvre biologique, mais elles n’ajoutent rien à sa gloire. Quel grand homme n’a eu ses petits côtés ? Newton préférait à son œuvre physico-mathématique l’explication qu’il avait fournie des obscurités de l’Apocalypse !

Il est curieux de constater cependant que les ennemis actuels du Lamarckisme sont les frères intellectuels de ces alchimistes, dont Lamarck ne se séparait pas quand il s’agissait de chimie, et qui ont jadis opposé leur mysticisme antiscientifique à l’immortelle découverte de Lavoisier. Les théories de Weismann et de ses élèves rappellent le phlogistique de Stahl et la vertu dormitive dont s’est moqué Molière. Peut-on espérer que les rayons du soleil scientifique arriveront un jour à dissiper le nuage spiritualiste ? Cela est bien peu probable, étant donnés et la complexité des phénomènes vitaux et l’amour de nos congénères pour les vieilles traditions. Peut-être faut-il écrire définitivement sur l’œuvre biologique de notre grand Lamarck la formule désolante : Non hic piscis omnium !


Félix le Dantec,
Chargé de cours à la Sorbonne.
  1. Lamarck, le Fondateur du transformisme, op. cit., p. 173.
  2. Ibsen, Un ennemi du peuple.