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Aujourd’hui, en 1913, cent quatre ans après l’apparition de la « Philosophie zoologique », il faut bien avouer que la découverte de Lamarck n’est pas acceptée volontiers par la grande majorité des gens dits cultivés. Un vent de réaction mystique souffle sur le monde fatigué par les prodigieuses conquêtes du XIXe siècle. Et cependant, après la publication du livre de Darwin, on avait pu croire un instant que le transformisme allait s’imposer ; mais les explications spécieuses du savant anglais ne pouvaient résister longtemps à la critique ; leur apparence de solidité a procuré à la théorie évolutionniste un succès considérable et qui fut éphémère. Là où les interprétations vraies de Lamarck avaient échoué un demi-siècle plus tôt, les séductions du darwinisme réussirent ; et ce succès fut dangereux, car le jour où l’on aperçut l’inconsistance du système Darwinien, on abandonna en bloc le transformisme tout entier ; des philosophes enseignent couramment aujourd’hui que le transformisme, théorie morte, a néanmoins joui quelque temps d’une considération suffisante pour qu’il doive en être fait mention dans l’histoire de la philosophie !

Heureusement, quelques savants lamarckiens mènent résolument le bon combat pour l’interprétation scientifique des phénomènes vitaux et de l’origine des espèces. Triompheront-ils un jour ? Il faut avoir le courage d’avouer que cela est peu probable. Les difficultés que Lavoisier eut à vaincre, et qui étaient grandes, ne sont rien auprès de celles qui s’opposent à l’acceptation du système de Lamarck. Si, en effet, le spiritualisme ancestral avait conduit les alchimistes à faire intervenir des esprits immatériels dans les réactions de la chimie, on pouvait, du moment qu’il ne s’agissait là que des corps bruts, renoncer à cette interprétation stérilisante sans faire courir aucun danger aux vieilles croyances relatives à la nature mystérieuse de la vie. Au contraire, le transformisme Lamarckien rompait nettement avec le dogme de la création biblique, malgré toutes les précautions oratoires dont s’enveloppait sa brutale sincérité. Lamarck, ayant montré que la loi d’habitude est la loi fondamentale de la biologie, n’a d’ailleurs pas dû s’étonner que l’on refusât de souscrire à son système, du moment que ce système contrariait les habitudes des hommes. D’une manière générale, et sans faire allusion à une doctrine plutôt qu’à une autre, il est logique de considérer les explications religieuses comme des explications provisoires fournies à la curiosité humaine en attendant la possibilité d’une explication scientifique basée sur une étude approfondie des choses. Et, de fait, les explications religieuses ont toujours été en rapport avec l’état des connaissances des peuples, auxquels elles étaient destinées lors de leur invention. Mais, en vertu de la loi d’habitude, ces théories provisoires sont dangereuses, parce que les hommes s’attachent à elles et arrivent à les aimer. De sorte que, si les découvertes scientifiques arrivent trop tard (et le système de Lamarck est venu après des siècles et des siècles de croyances créationnistes), les hommes ne sont plus libres vis-à-vis d’elles ; ils ne peuvent pas faire table rase des illusions aimées ; ils ne peuvent pas se mettre dans l’état d’esprit scientifique, qui consiste à chercher la vérité, par curiosité pure, et sans se demander d’avance ce qu’on trouvera. Le chercheur pénétré des croyances ancestrales n’entreprend pas de découvrir la vérité scientifique des phénomènes naturels, mais bien de démontrer que ces phénomènes cadrent effectivement avec les explications traditionnelles. Nous en sommes encore là, au XXe siècle, vis-à-vis du spiritualisme. Si un savant vraiment indépendant, vraiment dépourvu d’idées préconçues et cherchant la vérité par curiosité pure, affirme avoir trouvé pour les corps vivants ce que Lavoisier a trouvé pour les corps bruts, à savoir que, nulle part, dans les phénomènes vitaux, on ne constate l’intervention d’un esprit immatériel, et que, au contraire, toutes les manifestations observées chez les êtres vivants s’expliquent complètement par le seul jeu des éléments matériels qui les composent, ce savant indépendant et désintéressé est considéré immédiatement comme un ennemi ; on attribue ses affirmations à une haine impardonnable et vile de toutes les croyances que respectent ses congénères ; on traite de mauvaise foi sa sincérité scientifique. Voyez au contraire le succès des philosophes spiritualistes ! Qu’un homme affirme seulement, sans apporter aucune preuve à l’appui de sa thèse, sa croyance à la réalité de l’esprit ; qu’il affirme l’impossibilité de comprendre les phénomènes vitaux en dehors de la thèse spiritualiste, il est aussitôt acclamé ; il est un grand savant ! et l’on oppose son autorité indiscutable aux affirmations des malheureux qui cherchent la vérité par curiosité pure. Cet état d’esprit religieux est exactement l’opposé de l’esprit scientifique ; et je l’appelle religieux, quoiqu’on le rencontre chez des penseurs qui ne sont inféodés à aucune religion définie ; il serait peut-être préférable de l’appeler simplement mystique ou spiritualiste, mais il ne faut pas oublier que, sans constituer par lui-même une croyance religieuse, il est la condition nécessaire de toute religion, car il se résume dans la croyance à l’impossibilité définitive d’une explication scientifique totale des phénomènes du monde.

Les luttes qui se sont livrées autour de Lamarck