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c’est à condition de ne pas oublier les différences qui les séparent. Et quand, aux autres méthodes, on compare la méthode de la Physique, si étrangement spécialisée par l’appel à la théorie mathématique et par l’emploi des instruments de mesure, il y a sûrement plus de différences à constater que d’analogies à découvrir.

Nous admettons que la théorie physique peut atteindre une certaine connaissance de la nature des choses ; mais cette connaissance, purement analogique, nous apparaît comme le terme du progrès de la théorie, comme la limite dont elle s’approche sans cesse sans l’atteindre jamais. C’est, au contraire, au point de départ de la théorie physique que les Écoles cartésiennes et atomistes placent une connaissance hypothétique de la nature des choses. Si donc nous nous sommes écarté des Pragmatistes, ce n’est pas pour prendre place parmi les Cartésiens ou les Atomistes.

L’École néo-atomiste, dont les doctrines ont pour centre la notion d’électron, a repris avec une superbe confiance la méthode que nous nous refusons à suivre. Elle pense que ses hypothèses atteignent enfin la structure intime de la matière, qu’elles nous en font voir les éléments comme si quelque extraordinaire ultra-microscope les grossissait jusqu’à nous les rendre perceptibles. :

Cette confiance, nous ne la pouvons partager ; nous ne pouvons, en ces hypothèses, reconnaître une vue divinatrice de ce qu’il y a au delà des choses sensibles ; nous les regardons seulement comme des modèles. De ces modèles, chers aux physiciens de l’École anglaise, nous n’avons jamais nié l’utilité ; ils prêtent, croyons-nous, une aide indispensable aux esprits plus amples que profonds, plus aptes à imaginer le concret qu’à concevoir l’abstrait. Mais le temps viendra sans doute où, par leur complication croissante, ces représentations, ces modèles cesseront d’être des auxiliaires pour le physicien, où il les regardera plutôt comme des embarras et des entraves. Délaissant alors ces mécanismes hypothétiques, il en dégagera avec soin les lois expérimentales qu’ils ont aidé à découvrir ; sans prétendre expliquer ces lois, il cherchera à les classer selon la méthode que nous venons d’analyser, à les comprendre dans une Énergétique modifiée et rendue plus ample.

Pierre Duhem,
Correspondant de l’Institut de France,
Professeur de Physique théorique
à la Faculté des Sciences de Bordeaux.
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L’Œuvre de Lamarck[1]


À quelques mois d’intervalle, en 1743 et 1744, naquirent en France deux hommes qui devaient changer le monde en modifiant la direction de la pensée humaine.

Le premier d’entre eux, Lavoisier, mourut à cinquante ans sur l’échafaud de la Terreur, mais ses idées avaient triomphé malgré l’opiniâtre résistance des mystiques ; depuis la publication de ses travaux, il fut définitivement établi que les causes des phénomènes qui se passent entre les corps bruts sont dans ces corps bruts eux-mêmes, et non dans des esprits immatériels insaisissables et inaccessibles à la mesure ; ainsi, il devint possible de prévoir avec certitude les résultats des réactions par la connaissance qualitative et quantitative des éléments matériels qui y prennent part. La science était fondée, et se montra aussitôt d’une prodigieuse fécondité, tandis qu’avant Lavoisier, malgré le mérite incontestable de quelques expérimentateurs méticuleux, les innombrables recherches des alchimistes spiritualistes étaient restées à peu près complètement stériles. Le père de la chimie moderne fut immédiatement tenté de généraliser sa découverte fondamentale en l’étendant aux corps vivants ; il assimila la respiration à une combustion, et les derniers travaux de sa trop courte vie furent surtout des travaux physiologiques. On n’est cependant pas en droit de penser que, s’il avait vécu plus longtemps, il aurait réussi à faire entrer dans la science objective l’étude complète des phénomènes de la vie, car c’est par une tout autre méthode que son immortel contemporain, Lamarck, réussit à résoudre le premier problème qui doit se poser relativement aux êtres vivants, celui de leur existence même.

Si Lavoisier mourut jeune, mais ayant vu triompher ses idées, Lamarck au contraire vécut jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, triste, méconnu et méprisé. C’est d’ailleurs seulement en 1800 qu’il proposa pour la première fois sa géniale interprétation de l’origine des espèces vivantes ; c’est en 1809, à l’âge de soixante-cinq ans, qu’il développa, dans sa « philosophie zoologique », l’admirable système que l’on appelle aujourd’hui « le Transformisme ». L’ennemi de la nouvelle biologie, Cuvier, était au faîte de la gloire et des honneurs, quand Lamarck, pauvre et oublié, fut enterré dans un terrain du cimetière Montparnasse, d’où ses os ont été retirés peu après, parce qu’il n’avait pas été assez riche pour en acheter la concession perpétuelle.

  1. Préface d’une édition des Œuvres choisies de Lamarck, qui doit paraître incessamment dans la collection « Les meilleurs auteurs classiques » (Flammarion, éditeur.)