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Nature n’est pas aussi maternelle que le pensait Lamarck, et Darwin a de bonnes et frappantes raisons de penser que c’est par la bataille et par la mort qu’un ordre apparent s’établit dans le monde.

Il y a entre les espèces actuelles des vides profonds. Ces vides marquent la place des victimes de la bataille universelle et sans merci qui est l’inéluctable loi du monde et dans laquelle il faut vaincre pour vivre. Les organismes se modifient sans cesse sous l’action de mille circonstances fortuites si bien que leurs modifications peuvent être aussi bien en accord qu’en désaccord avec les conditions d’existence qui leur sont imposées. La lutte pour la vie fait disparaître tous les individus mal outillés pour une de ces conditions ; seuls se multiplient et transmettent par hérédité leurs caractères les individus qui ont eu la bonne fortune de se trouver organisés pour le succès.

C’est par de tels succès, si chèrement achetés, qu’une harmonie violente finit par s’établir entre le monde inanimé et le monde vivant ; le progrès est le résultat d’une sélection sans pitié entre individus qui ont usé, pour vaincre, de tous leurs moyens : la force, la ruse, l’audace, la timidité, le courage, l’agilité favorable à la fuite, l’amour maternel, le dévouement, l’égoïsme féroce, la dissimulation, la violence, le poison même, tout ce que nous nommons qualités ou défauts, vices ou vertus, a trouvé son emploi dans cette effroyable mêlée, dans cette grandiose épopée de la vie, dont nos luttes humaines ont trop souvent et trop fidèlement reproduit l’image. À cette ressemblance la doctrine de Darwin emprunte peut-être une part du caractère de vérité et de profondeur qui lui a si vite valu tant d’assentiments. L’application brutale à nos sociétés d’une pareille théorie du progrès serait la justification de l’individualisme le plus égoïste, la faillite de cette morale scientifique tant prônée. Heureusement, une étude plus profonde des conditions de développement des organismes supérieurs montre qu’à l’origine de leur formation se trouve toujours l’association de parties semblables, que les règles de leur perfectionnement sont la division du travail, l’adaptation réciproque, la solidarité, c’est-à-dire justement les règles que nous avons instinctivement appliquées nous-mêmes à notre développement moral, et que le progrès consiste surtout à rendre chaque individu plus apte à remplir spontanément les devoirs que lui impose, vis-à-vis de ses semblables, sa qualité de membre d’une société.

La doctrine de Lamarck ne crée pas au moraliste de telles inquiétudes : c’est la glorification sereine du travail ; aucune part n’y est faite au désordre ; le progrès s’accomplit méthodiquement, sans à-coups, sans membres inutiles, chacun jouant un rôle pour lequel il s’est formé lui-même, en tenant compte de toutes les circonstances ambiantes, en évitant autant que possible tout froissement ; sans les nécessités de l’alimentation, ce serait essentiellement la doctrine de l’ordre et de la paix. Aussi, tandis qu’il a fallu émonder dans le Darwinisme tout ce qu’y avaient ajouté des enthousiasmes irréfléchis, les bases de la doctrine de Lamarck se sont graduellement élargies ; elle a ouvert à la science délicate des anatomistes les plus vastes champs de recherches, et, reliant les formes des animaux à leurs attitudes habituelles, elle a donné la seule explication fournie jusqu’ici de ces plans, supposés surnaturels, d’organisation, suivant lesquels serait établi, d’après Cuvier, chacun des embranchements du Règne animal. La doctrine anglaise et la doctrine française sont d’ailleurs demeurées debout, se prêtant un mutuel appui, comme si la collaboration de deux esprits différents, caractéristiques chacun d’un grand peuple, avait été nécessaire pour résoudre le plus angoissant des problèmes que se pose l’humanité, celui dont elle a demandé la solution tantôt à des révélations surnaturelles, tantôt aux visions des poètes, tantôt aux efforts des plus grands génies, le problème des origines du monde, de sa propre origine, de sa destinée et de l’avenir de l’Univers.

Après Buffon, Lamarck est un des hommes qui se sont lancés avec la plus inlassable ardeur à la poursuite des solutions, jugées chimériques de son temps, que pouvait comporter ce problème. Il dut à cette ardeur même une partie des mécomptes de sa vie. À ceux que tourmentent de tels problèmes, la lente accumulation des faits ne suffit pas ; ils les rassemblent sans relâche — et Lamarck, sous ce rapport, fut bon ouvrier, — mais, comme disait Buffon, pour en tirer des idées ; et c’est là l’œuvre de l’imagination, de l’imagination qui fait mauvais ménage avec beaucoup de savants, tenue par eux en piètre estime, sinon traitée en ennemie. Lamarck n’avait pas contre elle tant de préventions : « C’est, dit-il, une des plus belles facultés de l’homme ; elle ennoblit toutes ses pensées, les élève,… et, lorsqu’elle atteint un degré très éminent, en fait un être supérieur. Or, le génie n’est autre chose qu’une grande imagination dirigée par un goût exquis,… rectifiée, nourrie et éclairée par une vaste étendue de connaissances, enfin limitée dans ses actes par un haut degré de raison. » Si la littérature ne peut exister sans elle, si elle lui doit le don de nous émouvoir, de nous charmer, de bercer nos douleurs, de nous transporter dans ce monde de choix que rêve chacun de nous et d’où toute laideur est bannie, elle est, par cela même, pense Lamarck, redoutable dans les Sciences, où tout doit être vérité, si elle n’est pas dominée par une forte raison ; alliée