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JEAN DE LAMARCK[1]


Pour avoir rendu vraisemblable, à force d’arguments patiemment et habilement rassemblés, l’idée que les ressources de forces et de substances de notre globe ont été suffisantes pour créer l’infinie variété des formes vivantes, et maintenir séparées leurs lignées durant de longues suites de générations, Charles Darwin eut, en Angleterre, des funérailles nationales et fut inhumé à Westminster ; dans quelques jours, l’Université de Cambridge fêtera en grande pompe le centième anniversaire de la naissance de son glorieux élève. Par une remarquable coïncidence, cette même année 1909 est aussi le centième anniversaire de la publication d’une œuvre capitale : la Philosophie zoologique, où Jean de Lamarck proclame que les êtres vivants sont l’œuvre graduelle de la Nature ; qu’après avoir formé les plus simples d’entre eux, elle a su les modifier, les compliquer, suivant les temps et les lieux, et que le corps humain lui-même, en tant que forme matérielle, a été soumis aux lois qui ont dominé cette grandiose évolution.

Déjà il appuie, sur des arguments particulièrement pénétrants, et qui sont demeurés debout après cent ans écoulés, cette doctrine, si neuve, si puissante, si haute, désormais si magnifiquement victorieuse ; mais les esprits ne sont pas encore prêts pour de telles audaces.

Sans doute, au siècle suivant, l’œuvre analogue de Darwin ne triomphera pas d’un seul coup ; à côté d’un indescriptible enthousiasme, elle suscitera d’ardentes critiques, mais elle ne laissera personne indifférent ; chacun voudra la connaître, la discuter ; elle pénétrera jusque dans les masses, elle s’emparera de la politique, créera des formes de langage particulières ; quelques-uns tenteront même d’édifier sur ses principes une théorie nouvelle du progrès et d’en dégager une sorte de morale scientifique. L’œuvre de Lamarck ne s’est pas développée au milieu de ces bruits de bataille, et presque tous ses contemporains l’ont ignorée ; si quelques-uns prirent la peine de la lire, ce fut dans un sentiment d’ironique curiosité et pour la couvrir de sarcasmes ; les plus indulgents la considéraient comme un égarement qu’il fallait pardonner à un savant solitaire, à un incorrigible rêveur, en raison de ses grands travaux de détail et du nombre inouï des espèces, inconnues avant lui, qu’il avait nommées. Cette œuvre de folie était l’ombre fâcheuse qui venait assombrir l’auréole de celui qu’on croyait flatter en l’appelant le Linné français, et, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, Lamarck vieillit découragé, aveugle, abandonné, sauf de quelques amis, comme Geoffroy Saint-Hilaire, de sa famille directe, dont nous saluons ici les descendants, et surtout de sa fille Cornélie, touchante consolatrice qui berçait le vieillard désenchanté en évoquant pour lui le rêve d’une postérité admiratrice et reconnaissante.

Le rêve se réalise aujourd’hui. Avec un admirable talent, le maître sculpteur Fagel a fixé dans le bronze la légende contée par Geoffroy Saint-Hilaire, et la statue qui va se dresser devant l’entrée princi-

  1. Ce discours a été prononcé, le 13 juin 1909, à la cérémonie d’inauguration du monument de Jean de Lamarck, en présence du Président de la République, de S. A. S. Albert Ier, prince de Monaco, et de nombreuses notabilités.