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M. H. BERGSON. — LE RÊVE.

comme le balancier de l’horloge, qui ralentit et découpe en tranches régulières la tension indivisée, quasi instantanée, du ressort. C’est ce balancier qui fait défaut au rêve. La précipitation, pas plus que l’abondance, n’est signe de force dans le domaine de l’esprit. C’est, je le répète, la précision de l’ajustage qui exige de l’effort. Et voilà justement ce qui manque au rêveur. Il n’est plus capable de cette attention à la vie qui est nécessaire pour obtenir un réglage du dedans sur le dehors, une insertion parfaite de la durée intérieure dans la durée générale des choses.

Resterait enfin à expliquer comment le relâchement tout particulier de l’esprit dans le rêve explique la préférence donnée par le rêveur à tel souvenir sur d’autres, également capables de s’encadrer dans les sensations actuelles. Il y a un préjugé courant, qui veut que nous rêvions surtout des événements qui nous ont fortement préoccupés le jour même. C’est vrai quelquefois, mais quand la vie psychologique de la veille se prolonge ainsi dans le sommeil, c’est que nous dormons à peine. Un sommeil qui serait rempli de rêves de ce genre est un sommeil dont nous sortirions bien fatigués. Dans le sommeil normal et de profondeur moyenne nos rêves portent bien plutôt, — toutes autres conditions égales, — sur des pensées qui nous ont traversés comme des éclairs ou sur des objets que nous avons perçus sans presque y faire attention. Si nous rêvons des événements du jour même, ce sont les faits les plus insignifiants, et non pas les plus importants, qui auront le plus de chances de reparaître.

Je me rallie entièrement, sur ce point, aux observations de W. Robert, de Delage et de Freud. J’étais dans la rue, j’attendais un tramway mécanique, je l’attendais en dehors de la voie et ne courais pas l’ombre d’un danger : si pourtant, au moment où le tramway a passé, l’idée d’un danger possible m’a traversé l’esprit, que dis-je ? si mon corps s’est reculé instinctivement sans même que j’eusse conscience d’éprouver de la crainte, je pourrai rêver la nuit que le tramway me passe sur le corps. Je veille un malade dont l’état est désespéré. Si, à un moment donné, sans peut-être que je m’en sois rendu compte, j’ai espéré contre tout espoir, je pourrai rêver que le malade est guéri ; je rêverai guérison, en tout cas, bien plutôt que je ne rêverai maladie. Enfin les événements qui reparaissent de préférence dans le rêve sont ceux auxquels nous avons pensé le plus distraitement. Quoi d’étonnant à cela ? Le moi qui rêve est un moi qui se détend. Les souvenirs qu’il accueille le plus volontiers sont les souvenirs de détente ou de distraction, ceux qui ne portent pas la marque de l’effort.

Il est vrai que, dans le sommeil très profond, la loi qui régit la réapparition des souvenirs pourrait être bien différente. Nous ne savons presque rien de ce sommeil profond. Les rêves qui le remplissent sont, en règle générale, des rêves que nous oublions. Quelquefois cependant nous en retrouvons quelque chose. Et alors, c’est un sentiment tout spécial, étrange, intraduisible, que nous éprouvons. Il nous semble que nous revenons de très loin, — très loin dans l’espace et très loin dans le temps. Ce sont sans doute des scènes extrêmement anciennes, scènes de jeunesse ou d’enfance, que nous revivons alors dans tous leurs détails, avec la nuance affective qui les colora et imprégnées de cette fraîche sensation d’enfance et de jeunesse que nous chercherions vainement à ressusciter pendant la veille. Je crois que des expériences récentes, encore inédites, de M. Vaschide vont jeter quelque lumière sur ce sommeil profond et qu’elles nous montreront ici des rêves beaucoup plus cohérents que ceux dont nous conservons habituellement le souvenir.

C’est sur ce sommeil profond que la psychologie devra diriger son effort, non seulement pour y étudier le mécanisme de la mémoire inconsciente, mais encore pour scruter ces phénomènes plus mystérieux qui relèvent de la « recherche psychique ». Je n’ose me prononcer sur les phénomènes de cet ordre, mais je ne puis m’empêcher d’attacher quelque importance aux observations recueillies avec une méthode si rigoureuse et un si infatigable zèle par la Society for Psychical Research, dont on nous parlait ici l’autre jour. Si la télépathie influençait nos rêves, c’est vraisemblablement dans ce sommeil très profond qu’elle aurait le plus de chances de se manifester. Mais, je le répète, je ne puis me prononcer sur ce point. Je me suis avancé avec vous aussi loin que j’ai pu ; je m’arrête au seuil du mystère. Explorer les plus secrètes profondeurs de l’inconscient, travailler dans ce que j’appelais tout à l’heure le sous-sol de la conscience, voilà quelle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre. Je ne doute pas que de belles découvertes l’y attendent, aussi importantes peut-être que l’ont été, dans les siècles précédents, les découvertes des sciences physiques et naturelles. C’est du moins le vœu que je forme pour elle, c’est le souhait que je lui adresse en terminant. Et je vous adresse à vous, Mesdames et Messieurs, mes remerciements pour l’attention soutenue avec laquelle vous avez suivi cette conférence d’un bout à l’autre, quoiqu’elle ait dépassé, et de beaucoup, l’heure réglementaire.

H. Bergson.
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