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M. H. BERGSON. — LE RÊVE.

tout souvenir qui ne se moule pas avec exactitude sur ton état présent. Ce choix que tu effectues sans cesse, cette adaptation sans cesse renouvelée, c’est la première et la plus essentielle condition de ce qu’on appelle le bon sens. Mais tout cela te maintient dans un état de tension ininterrompue. Tu ne le sens pas sur le moment même, pas plus que tu ne sens la pression de l’atmosphère. Mais tu te fatigues à la longue. Avoir du bon sens, c’est très fatigant.

« Eh bien ! je te le répète, je diffère de toi précisément en ce que je ne fais rien. L’effort que tu donnes sans trêve, je m’abstiens purement et simplement de le donner. Au lieu de m’attacher à la vie, je m’en détache. Tout me devient indifférent. Je me désintéresse de tout. Dormir, c’est se désintéresser. On dort dans l’exacte mesure où l’on se désintéresse. Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas broncher au bruit du tonnerre, alors qu’un soupir de l’enfant la réveillera. Dormait-elle réellement pour son enfant ? Nous ne dormons pas pour ce qui continue à nous intéresser.

« Tu me demandes ce que je fais quand je rêve ? Je vais te dire ce que tu fais quand tu veilles. Tu me prends, moi, le moi des rêves, moi, la totalité de ton passé, et tu m’amènes, de contraction en contraction, à m’enfermer dans le tout petit cercle que tu traces autour de ton action présente. Cela c’est veiller, c’est vivre de la vie psychologique normale, c’est lutter, c’est vouloir. Quant au rêve, as-tu réellement besoin que je te l’explique ? C’est l’état où tu te retrouves naturellement dès que tu t’abandonnes, dès que tu n’as plus la force de te concentrer sur un point unique, dès que tu cesses de vouloir. Ce qui aurait bien plutôt besoin d’être expliqué, c’est le mécanisme merveilleux par lequel, à tout moment, ta volonté obtient instantanément et presque inconsciemment la concentration de tout ce que tu portes en toi sur un seul et même point, le point qui t’intéresse. Mais expliquer cela est la tâche de la psychologie normale, de la psychologie de la veille, car veiller et vouloir sont une seule et même chose. »

Voilà ce que dirait le moi des rêves. Et il nous dirait beaucoup d’autres choses encore si nous le laissions parler à son aise. Mais je vois que l’heure est déjà écoulée. Extrayons bien vite de ce discours la différence essentielle qui sépare le rêve de l’état de veille. Dans le rêve, les mêmes facultés s’exercent que pendant la veille, mais elles sont à l’état de tension dans un cas, de relâchement dans l’autre. Le rêve, c’est la vie mentale tout entière, avec la tension, l’effort et le mouvement corporel en moins. Nous percevons encore, nous nous souvenons encore, nous raisonnons encore ; tout cela peut abonder dans le rêve, car abondance, dans le domaine de l’esprit, ne signifie pas effort. Ce qui exige de l’effort, c’est la précision de l’ajustement. Pour que le son d’un chien aboyant s’accroche au souvenir d’une assemblée qui murmure et crie, il n’y a rien à faire. Mais pour que ce son soit perçu comme un aboiement de chien, il faut un effort positif. C’est cette force qui manque au rêveur. C’est par là, par là seulement, qu’il se distingue de l’homme qui veille.

De cette différence essentielle on pourrait en tirer maintenant beaucoup d’autres. On arriverait à comprendre sans peine les principaux caractères du rêve. Mais je ne puis que tracer le programme de cette étude. Elle porterait surtout sur trois points, qui sont : l’incohérence des rêves, l’abolition que le rêve paraît souvent manifester du sens de la durée, et enfin l’ordre dans lequel les souvenirs se présentent au rêveur pour se disputer les sensations présentes où ils s’incarneront.

L’incohérence du rêve me paraît s’expliquer assez aisément. Comme le rêve a pour essence de ne pas réclamer un ajustement complet entre la mémoire et la sensation, mais au contraire de laisser du jeu entre elles, à la même sensation pourront convenir des souvenirs bien différents. Voici par exemple, dans le champ de la vision, une tache verte avec des points blancs. Ce pourra être une pelouse parsemée de fleurs blanches, ce pourra être un billard avec ses billes, ce pourra être une foule d’autres choses encore. Ces divers souvenirs, capables de profiter de la même sensation, courent derrière elle. Quelquefois ils l’atteignent l’un après l’autre, et c’est ainsi que la pelouse devient billard et que nous assistons à des transformations extraordinaires. Quelquefois c’est en même temps, tous ensemble, que ces souvenirs rejoignent la sensation, et alors la pelouse sera billard : de là ces rêves absurdes où un objet reste ce qu’il est tout en devenant autre chose. Comme je le disais tout à l’heure, l’esprit placé devant ces visions absurdes cherche une explication et souvent, par là, aggrave encore l’incohérence.

Quant à l’abolition du sens du temps dans beaucoup de nos rêves, elle est un autre effet de la même cause. En quelques secondes le rêve peut nous présenter une série d’événements qui occuperaient, pendant la veille, des journées entières. Vous connaissez l’exemple cité par M. Maury ; il est resté classique, et quoiqu’on l’ait contesté dans ces derniers temps, je le tiens pour vraisemblable, à cause du grand nombre d’observations analogues que j’ai trouvées éparses dans la littérature du rêve. Mais cette précipitation des images n’a rien de mystérieux. Pendant la veille, nous vivons d’une vie qui nous est commune avec nos semblables : notre attention à cette vie extérieure et sociale est la grande régulatrice de la succession de nos états intérieurs. Elle est