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M. H. BERGSON. — LE RÊVE.

rêve, c’est-à-dire sur les moyens de faire servir le rêve au diagnostic de certaines maladies. Plus récemment, M. Tissié, dont nous parlions tout à l’heure, a montré comment des rêves spécifiques se rattachent aux affections des appareils digestif, respiratoire et circulatoire.

Je résume tout ce que je viens de dire. Quand nous dormons du sommeil naturel, il ne faut pas croire, comme on se l’imagine quelquefois, que nos sens soient fermés aux impressions extérieures. Nos sens continuent à s’exercer. Ils s’exercent, il est vrai, avec moins de précision ; mais en revanche ils embrassent une foule d’impressions « subjectives » qui passaient inaperçues pendant la veille, — alors que nous vivions dans un monde de perceptions qui est commun à tous les hommes, — et qui réapparaissent dans le sommeil, quand nous ne vivons plus que pour nous. Ainsi, bien loin que notre faculté de perception sensible se rétrécisse pendant le sommeil sur tous les points, elle étend au contraire, dans certaines directions tout au moins, son champ d’opérations. Il est vrai qu’elle perd souvent en énergie, en tension, ce qu’elle gagne en extension : elle ne nous apporte guère que des données confuses. Ces données sont les matériaux de nos rêves. Mais elles n’en sont que les matériaux ; elles ne suffiraient pas à les produire.

Elles ne suffiraient pas à les produire, parce qu’elles sont vagues et indéterminées. Pour ne parler que de celles qui jouent le principal rôle, ces couleurs et ces formes changeantes qui évoluent devant nous une fois nos paupières closes, elles n’ont jamais de contours bien arrêtés. Voici des lignes noires sur un fond blanc. Elles pourront représenter au rêveur une page d’un livre, ou la façade d’une maison neuve avec des volets sombres, que sais-je ? une foule d’autres choses encore. Qui choisira ? Quelle est la forme qui imprimera sa décision à l’indécision de cette matière ? — Cette forme, ce sont nos souvenirs.

Remarquons d’abord que le rêve, en général, ne crée rien. Sans doute on cite quelques exemples de | production artistique, littéraire et scientifique dans le rêve. Je ne rappellerai que l’anecdote bien connue qu’on raconte de Tartini, un violoniste-compositeur du siècle dernier. Comme il cherchait à composer une sonate, et que la muse se montrait rebelle, il s’endormit, et il aperçut en rêve le diable qui, s’emparant de son violon, lui jouait avec maëstria la sonate désirée. Tartini l’écrivit de mémoire à son réveil. Elle nous est parvenue sous le nom de « Sonate du Diable ». — Mais il est très difficile, quand il s’agit d’exemples aussi anciens, de distinguer entre l’histoire et la légende. Il nous faudrait des auto-observations d’une authenticité certaine. Or je n’en ai guère trouvé d’autre que celle du romancier anglais contemporain Stevenson. Dans un très curieux essai intitulé A chapter on dreams, cet auteur, doué d’un rare talent d’analyse, nous explique comment les plus originales d’entre ses nouvelles ont été composées ou tout au moins esquissées en rêve. Mais aussi, lisez de près le chapitre. Vous verrez qu’à un certain moment de sa vie Stevenson était arrivé à un état psychologique habituel où il lui était très difficile de dire s’il dormait ou s’il veillait. Là me paraît être la vérité. Quand l’esprit crée, je veux dire quand il est capable de donner cet effort d’organisation et de synthèse qui est nécessaire pour triompher d’une difficulté posée, pour résoudre un problème, à plus forte raison pour enfanter une œuvre d’imagination viable, nous ne sommes pas réellement endormis, ou du moins la partie de nous-mêmes qui travaille n’est pas la même que celle qui dort ; on ne peut donc pas dire qu’elle rêve. Dans le sommeil proprement dit, dans le sommeil qui intéresse notre personne tout entière, ce sont des souvenirs, et toujours des souvenirs, qui composent la trame de nos rêves. Mais souvent nous ne les reconnaissons pas. Ce peuvent être des souvenirs très anciens, oubliés pendant la veille, extraits des plus obscures profondeurs de notre passé. Ce peuvent être (ce sont souvent) des souvenirs d’objets que nous avons perçus distraitement, presque inconsciemment, pendant la veille. Ou bien encore ce seront des fragments de souvenirs brisés, que la mémoire aura ramassés çà et là et qu’elle mêlera au hasard, composant ainsi un tout méconnaissable et incohérent. Devant ces assemblages bizarres d’images qui ne présentent pas de signification plausible, notre intelligence (qui est loin d’abdiquer toute faculté de raisonnement pendant le sommeil, comme on l’a prétendu) cherche une explication, veut combler les lacunes. Elle les comble en appelant d’autres souvenirs, lesquels, se présentant souvent avec les mêmes déformations et les mêmes incohérences que les précédents, appellent à leur tour une explication nouvelle, — et ainsi de suite indéfiniment. Mais je n’insisterai pas sur ce point pour le moment. Qu’il me suffise de dire, pour répondre à la question que je posais tout à l’heure, que la puissance informatrice des matériaux fournis au rêve par les différents sens, la puissance qui convertit en objets précis, déterminés, les sensations indistinctes et vagues que le dormeur reçoit de ses yeux, de ses oreilles, de toute la surface et de tout l’intérieur de son corps, c’est le souvenir.

Le souvenir ! À l’état de veille, nous avons bien des souvenirs qui paraissent et disparaissent, occupant notre esprit tour à tour. Mais ce sont toujours des