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PSYCHOLOGIE

Le rêve [1]

Mesdames, Messieurs,

Le sujet que l’Institut psychologique a bien voulu me demander de traiter aujourd’hui devant vous est tellement complexe, il soulève tant de questions de tout genre, difficiles, obscures, les unes psychologiques, les autres physiologiques et métaphysiques, il exigerait, pour être traité d’une manière complète, tant de développements, et de si longs développements, — et nous avons si peu de temps, — que je vais vous demander la permission de supprimer tout préambule, d’écarter l’accessoire, de me placer tout de suite au cœur même de la question.

Voici donc un rêve. J’aperçois des objets, et il n’y a rien. Je vois des hommes : je crois leur parler et j’entends qu’ils me répondent : il n’y a personne et je ne dis rien. Tout se passe comme si des choses réelles, des personnes réelles étaient là, alors qu’au réveil tout a disparu, personnes et choses. À quoi cela tient-il ?

Mais d’abord, est-il bien vrai qu’il n’y ait rien ? Je veux dire : une certaine matière sensible n’est-elle pas présentée à nos yeux, à nos oreilles, à notre toucher, etc., pendant le sommeil aussi bien que pendant la veille ?

Fermons les yeux et regardons attentivement ce qui va se passer dans le champ de notre vision. Beaucoup de personnes, interrogées sur ce point, diront qu’il ne se passe rien, qu’elles ne voient rien : c’est qu’il faut une certaine habitude pour arriver à s’observer utilement soi-même. Mais pour peu que ces personnes s’accoutument à donner l’effort voulu d’attention, elles distingueront, peu à peu, beaucoup de choses. D’abord, en général, un fond noir. Sur ce fond noir, parfois, des points brillants, qui vont et qui viennent, montent et descendent, lentement, solennellement. Plus souvent, des taches aux mille couleurs, tantôt bien ternes, tantôt, au contraire, chez certaines personnes, d’un éclat si extraordinaire que jamais la réalité n’en présenta de pareilles. Ces taches s’étendent et se rétrécissent, changent de forme et de couleur, empiètent constamment les unes sur les autres. Quelquefois le changement est lent et graduel. Quelquefois aussi c’est un tourbillonnement d’une rapidité vertigineuse. D’où vient toute cette fantasmagorie ? Les physiologistes et les psychologues se sont occupés de ce jeu de couleurs. « Spectre oculaire », « taches colorées », « phosphènes », tels sont les noms qu’ils ont donnés au phénomène ; ils l’expliquent d’ailleurs soit par les modifications légères qui se produisent sans cesse dans la circulation rétinienne, soit par la pression que la paupière fermée exerce sur le globe oculaire, et d’où résulterait une excitation mécanique du nerf optique. Mais peu importe l’explication du phénomène et le nom qu’on lui donne. Il se produit chez tout le monde, et il constitue, — je le dis tout de suite, — la principale matière, l’étoffe dans laquelle nous taillons nos rêves.

Déjà, il y a trente ou quarante ans, M. Alfred Maury, et vers la même époque M. d’Hervey de

  1. Conférence faite à l’Institut psychologique, le 26 mars 1901.