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M. JEAN PERRIN. — LES HYPOTHÈSES MOLÉCULAIRES.

heurtent[1]. Il y a, naturellement, autant d’espèces d’atomes qu’il y a de corps simples, c’est-à-dire, dans l’état actuel de nos connaissances, environ une centaine. Le nombre possible des corps composés, c’est-à-dire des espèces de molécules que peuvent former ces atomes, échappe à toute énumération.

Tels sont les principaux résultats des théories moléculaires, appliquées aux gaz.

Supposons maintenant que l’on comprime un gaz quelconque, en abaissant au besoin sa température, jusqu’à ce qu’on provoque la liquéfaction. La manière même dont on a obtenu ce liquide amène à le considérer comme formé par une agglomération des molécules qui constituaient le gaz, sans que ces molécules aient subi aucun changement. Elles continuent donc à se mouvoir dans tous les sens en se heurtant les unes les autres. Seulement elles se sont trop rapprochées pour pouvoir, pendant les parcours entre deux chocs, être considérées comme libres : il faudra, en particulier, tenir compte des attractions entre molécules voisines par lesquelles on explique la cohésion. Le Hollandais Van der Waals, qui développa cette nouvelle théorie cinétique applicable aux liquides ou aux gaz fortement comprimés, eut la gloire de prouver que tous les fluides obéissent, quelle que soit leur nature chimique, à une même loi de compressibilité. Suivant cette admirable loi des états correspondants, à laquelle je dois faire seulement allusion, tous les corps apparaissent comme bâtis sur le même modèle, et la connaissance approfondie de l’un d’entre eux permet de calculer certaines propriétés de tous les autres.

C’est là une des lois les plus importantes et les plus générales que l’on ait découvertes ; sa vérification est dès à présent certaine : c’est là un triomphe éclatant pour les hypothèses moléculaires, qui, seules, ont conduit à ce résultat.

LES SOLUTIONS. — LES IONS

Tout ce qui précède s’appliquait aux corps purs, qui contiennent une seule espèce de molécules. Étudions maintenant les solutions, dont l’eau sucrée vous donne un excellent exemple.

Quand une solution est « étendue », comme il arrivera si on dissout 1 gramme de sucre dans 100 grammes d’eau, la matière dissoute se trouve diluée à peu près comme le sont les gaz ordinaires : ses molécules sont aussi écartées que dans les gaz. On peut dès lors s’attendre à retrouver des lois simples ; c’est en effet ce qui arrive. Pour le moment il me suffira de citer une de ces lois, relative à la température de congélation.

De l’eau pure se congèle à 0° ; mais toute dissolution dans l’eau donne un liquide qui se congèle au-dessous de 0° : il y a abaissement nécessaire dans la température de congélation. Vous savez déjà cela ; vous savez que pour faire fondre la neige dans les rues, alors que la température est au-dessous de 0°, on verse du sel de cuisine sur cette neige et qu’on obtient ainsi de l’eau salée bien liquide sans pourtant qu’il ait cessé de geler.

Une loi très simple, découverte par le chimiste français Raoult, régit ces abaissements de la température de congélation et se résume en disant que l’abaissement dépend du nombre de molécules dissoutes, mais pas du tout de leur nature. Précisons par un exemple : imaginons deux volumes égaux, emplis, sous la même pression et à la même température, l’un de vapeur d’éther, l’autre de vapeur d’alcool ; les vapeurs ayant sensiblement les propriétés des gaz, ces deux volumes contiennent le même nombre N de molécules. Dissolvons maintenant ces deux masses gazeuses dans deux masses égales d’eau : nous aurons une solution d’alcool et une solution d’éther qui, dans le même volume, contiendront le même nombre N de molécules dissoutes. Ces deux solutions se congèlent à la même température : voilà la loi. Cette loi se vérifie très bien, pour un très grand nombre de corps dissous et avec les dissolvants les plus variés.

Toutefois, certains corps font très nettement exception à la loi de Raoult. C’est le cas pour tous les sels en dissolution dans l’eau. Un exemple frappant vous en sera donné par le sel marin, ou chlorure de sodium, en solution dans l’eau. Étudions cet exemple avec détail. Le sel marin contient du chlore et du sodium ; sa molécule contient donc au moins un atome de chlore et un atome de sodium. Une solution étendue de sel marin, qui contient N atomes de chlore contient donc au plus N molécules de sel marin. Pourtant cette solution se congèle à la même température qu’une solution de même volume contenant 2 N molécules d’éther, comme si elle contenait elle-même 2 N molécules.

Le Danois Arrhenius eut la gloire d’expliquer cette anomalie ; il eut la hardiesse de soutenir que, même alors, la loi de Raoult s’appliquait et que notre solution étendue de chlorure de sodium renferme effectivement 2 N molécules. Mais nous avons démontré qu’elle ne pouvait contenir que N molécules de chlorure de sodium : eh bien ! cela signifie que chacune de ces N molécules s’est dissociée, brisée en deux morceaux, en atomes de chlore et de sodium, qui se

  1. Quand cela se produit, le gaz cesse d’être pur. Les phénomènes de dissociation seraient précisément dus aux dissociations produites par les chocs entre molécules.