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M. LOUIS DELMAS. — L’OPOTHÉRAPIE.



Néron à Louis XIV, guérir avec une merveilleuse sûreté : les maux de tête, la toux, les maux de cœur et de ventre, selon qu’on la mélange, nous dit gravement le médecin lyonnais du Pinet[1] « avec de la marjolaine, du jujube, de la menthe ou du cumin ». Très judicieuse association qui ne pouvait manquer d’assurer, dans chacun de ces cas, l’opportunité d’action dela « mumie », attendu que l’élément secondaire suffisait seul à en garantir le succès. Le même et savant traducteur des commentaires d’André Mathiole[2], célèbre professeur de la Faculté de Sienne, nous donne en outre, dans son Doctorat, les indications suivantes sur les remarquables effets de ladite poudre : « Prise en breuvage, au poids de quatre grains, avec dix grains de bol d’Arménie et de racine de garance, cinq grains de safran, le tout avec casse solutive, eHe sert grandement à ceux qui sont tombés de haut lieu sur le ventre !... Mêlée avec de l’hache, elle guérit le sanglot... avec la truffe, Tassa fœtida et les oursins elle sert de contre-poison ; avec le lait de chèvre, elle guérit les maladies de la vessie. » On ne pouvait vraiment payer trop cher un remède si merveilleusement applicable à tant de maux.

Mais il y a .« mumie et mumie ». L’extrême rareté du produit, vu la quasi impossibilité de l’exhumer des profondeurs du sous-sol Égyptien, stimula de bonne heure la coupable ingéniosité des fraudeurs, si bien que l’article, même au moment de sa plus grande vogue, ne fit jamais sensiblement défaut. Une usine clandestine, ou tout au moins tolérée par la nonchalance traditionnelle de l’administration ottomane, s’établit à Alexandrie sous la direction de Juifs aussi avides que peu scrupuleux. On y envoyait les corps des suppliciés ou des vagabonds : on en dérobait au besoin dans les cimetières ; et ces cadavres, enduits de poix, remplis ou injectés de bitume, étaient aussitôt desséchés dans des fours spéciaux, d’où ils sortaient à l’état de « momies garanties », pour alimenter, par l’intermédiaire de non moins honnêtes courtiers, les principaux marchés de l’Europe. L’aide souveraine de la « foi » assurait régulièrement ensuite l’efficacité de cette révoltante supercherie.

En dehors de cette mixture à peu près réglementaire et d’usage courant pour les malades qui n’avaient pas à compter, les apothicaires foncièrement propres — et le nombre en était grand, — parvenaient à se procurer, à des prix plus abordables, quelques spécimens de « mumies » moins luxueuses que celles dont nous venons de donner la très véridique description. Telles les mumies provenant de la classe moyenne, pour lesquelles les rites réduisaient de moitié leurs somptueuses exigences. Relativement modeste au point de vue pécuniaire, puisque les frais ne dépassaient pas un demi-talent, ce deuxième mode d’embaumement demandait quand même beaucoup de temps et de soins. On n’ouvrait pas le corps; on se contentait de lui injecter par l’intestin tout ce qui pouvait y pénétrer de décoctions aromatiques et d’huile de cèdre, qu’on y laissait pendant soixante jours. A ce moment on faisait sortir le liquide qui entraînait avec lui l’intestin dissous. Après une longue et minutieuse série de détails opératoires d’ordre inférieur, mais non moins nécessaires, on terminait en enveloppant le cadavre d’une épaisse couche de bandelettes étroitement serrées et préalablement imbibées de myrrhe et d’asphalte. Revêtu de ce modelage protecteur, le corps prenait par la suite la consistance du bois le plus dur, tout en conservant indéfiniment les caractères extérieurs qui, à plusieurs milliers d’années de distance, dévoilent à l’instinctive sagacité des investigateurs les mystères de leur fabuleuse identité.

Quant aux corps des gens du peuple, la pratique encore plus simplifiée se bornait aux sommaires, quoique efficaces procédés de la dessiccation dans la chaux vive, de l’ébullition dans l’huile commune, de l’immersion prolongée dans la poix ou le bitume fondu. La simple énonciation de ce dernier moyen, prohibitif comme nous l’avons vu plus haut, des conditions normales exigibles d’une « mumie » de bonne qualité, clôt et justifie en même temps la digression un peu abusive, au premier abord, qu’elle a précédemment provoquée.

On nous pardonnera peut-être aussi de relater, dans le même ordre d’idées et avec une indéniable satisfaction le très judicieux exposé que notre étonnant « droguiste, épicier » présente incidemment sur les causes naturelles de la décomposition des corps et de la gangrène. « L’air qui est chaud et humide est le dissolvant le plus ordinaire des corps, et le moyen le plus sûr pour les conserver est d’empêcher l’air d’y entrer ; à quoi il faut ajouter que l’air que nous respirons étant rempli d’une infinité d’insectes que nous ne pouvons apercevoirà cause deleur petitesse, ce sont ces petits insectes qui s’attachent aux chairs et les rongent ; Et, comme ils se multiplient aisément, il y a des temps que tout l’air en est rempli principalement aux temps de pestes ou de maladies contagieuses. L’on a même observé par le moyen des microscopes que ce qu’on appelle gangrène n’est qu’une infinité de petits insectes qui rongent les chairs comme les mites rongent le fromage... » Mais, ne voilà-t-il pas, devançant la lettre de trois

  1. Commentaires d’Anclré Mathiole, traduits et annotés par du Pinet, docteur en médecine, Lyon, 1680.
  2. Vers 1550. Auteur d’une traduction latine avec commentaires, du Traité de Dioscoride sur la matière médicale.