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M. VERNEAU. — L’ATLANTIDE ET LES ATLANTES.

entre la flore miocène de l’Europe centrale et la flore actuelle de l’Amérique orientale[1]. » Ce serait par cet isthme que les animaux pliocènes de l’Amérique du Nord auraient gagné l’Europe où ils ont vécu à l’époque post-pliocène et où une partie vit encore de nos jours.

Cette Atlantide ne pouvait exister que dans le nord : à l’époque du boulder clay, la mer restait ouverte jusqu’à Madère, puisque, dans cette île, on a signalé la présence de blocs erratiques d’origine septentrionale qui, d’après Darwin, Lyell, Hausmann, Ch. Martins, etc., n’ont pu arriver là que portés par les glaces flottantes.

Nous sommes loin des colonnes d’Hercule ; il ne s’agit plus d’une île, mais d’un isthme et nous remontons à une époque tellement reculée qu’il est bien difficile d’admettre que le souvenir de cette terre se soit perpétué jusqu’à Platon.

Il ne nous reste plus qu’à examiner l’hypothèse de la submersion partielle de l’Atlantide. Bory de Saint-Vincent, qui, nous l’avons déjà dit, admet cette opinion, pense que les Açores, Madère, les Canaries et les îles du Cap-Vert faisaient partie du royaume des Atlantes qui fut submergé quand un immense lac salé, existant dans l’intérieur de l’Afrique, disparut par la rupture des terres qui le laissèrent s’écouler dans l’Océan.

« Tournefort avait précédemment émis une opinion analogue, en attribuant la disparition de l’île en question à l’irruption du Pont-Euxin dans la Méditerranée par le Bosphore et de cette dernière dans l’Océan par le détroit de Gibraltar[2]. »

On ne s’explique guère comment les eaux du Pont-Euxin ou du grand lac salé auraient pu faire disparaître l’Atlantide. Ou ne saurait, en effet, invoquer des érosions qui n’auraient enlevé que la partie située en face du nouveau détroit ; il ne saurait être question d’ablations qui n’auraient fait disparaître que les couches superficielles ; on ne trouverait pas alors ces grands fonds dont nous allons parler et les surfaces dénudées seraient restées à peu près planes. Est-il permis d’invoquer le volume des eaux nouvelles qui, en se déversant dans l’Océan, en auraient élevé le niveau ? Si grand qu’on le suppose, personne, croyons-nous, ne pourra admettre qu’il ait pu élever de plusieurs milliers de mètres le niveau de l’ancien Atlantique.

C’est qu’en effet les sondages pratiqués récemment par la commission des dragages sous-marins nous ont montré, dans ces régions, des fonds qui atteignent et dépassent 5 000 mètres. « Si la mer eut englouti l’Atlantide, en laissant ses montagnes à découvert, les eaux qui les séparent ne devraient pas être profondes. Les terres récemment couvertes sont des mers nouvelles qui ont peu de fond[3]. »

Bien que Bory de Saint-Vincent déclare ne pas vouloir accumuler « les raisonnements pour démontrer une chose déjà évidente », nous confessons avoir besoin de nouvelles preuves pour nous ranger à son avis. Il nous faut donc passer en revue les divers arguments qu’il invoque à l’appui de sa thèse.

Son raisonnement, presque exclusivement basé sur la géologie, est des plus simples et peut se résumer en quelques mots. Depuis les Açores jusqu’au cap Vert, la constitution géologique est la même : partout, à côté de couches volcaniques, on rencontre des formations anciennes. Toutes ces îles ont donc fait jadis partie d’une même terre qui n’était autre que l’Atlantide de Platon.

Pour les Açores, pour Madère, l’auteur procède par affirmations sans citer de faits bien précis. « Madère, dit-il, est rempli de volcans ; mais il s’en faut que son sol soit entièrement volcanique[4]. » Au cap Vert, cependant, il ne retrouve pas ces formations anciennes ; mais il tourne ingénieusement la difficulté : « Les feux souterrains, déclare-t-il, comme dans les archipels que nous venons de parcourir, y ont exercé la tyrannie la plus absolue. Rien n’y est à sa place, tout est bouleversé[5]. » Affirmer que des couches que personne n’a rencontrées doivent exister, c’est, il nous semble, raisonner sur de pures hypothèses.

Bory de Saint-Vincent invoque, toutefois, des arguments plus spécieux. Il a visité l’archipel canarien et il y a retrouvé « des débris de roches primitives, des granites parfaitement conservés ou qui, pour avoir éprouvé un feu violent, n’en existaient pas moins avant les incendies souterrains ; des lits de sable ferrugineux qui n’ont éprouvé aucune altération ; des couches d’argile qui ont conservé leur disposition et tous leurs caractères ; enfin des amas de corps fossiles où l’on distingue des productions maritimes et des empreintes de végétaux[6]) ».

Nous sommes heureux d’avoir pu examiner sur place la valeur des faits signalés par l’auteur, et, après plus de quatre ans de recherches dans les Canaries, il nous sera permis d’émettre, sur ce sujet, notre humble avis.

Les explorateurs qui ont parcouru, depuis Bory de Saint-Vincent, l’archipel dans tous les sens n’ont jamais rencontré ces « granites parfaitement conservés ou qui, pour avoir éprouvé un feu violent, n’en existaient pas moins avant les incendies souterrains ». Il est vrai que sur plusieurs points, entre autres à la

  1. Ch. Lyell, l’Ancienneté de l’homme prouvée par la géologie, 2e édition française, p. 485. Paris, 1870.
  2. Am. Dupont, op. cit.
  3. Bailly, Lettres sur l’Atlantide de Platon et l’ancienne histoire de l’Asie, p. 98. Paris, 1805.
  4. Bory de Saint-Vincent, Essai sur les îles Canaries et l’ancienne Atlantide. Paris, germinal an XI.
  5. Bory de Saint-Vincent, op. cit., p. 432.
  6. Ibid., p. 432-433.