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M. ÉM. MEYERSON. — LA DÉCOUVERTE DE L’HYDROGÈNE.

tait bien la valeur des considérations de quantité. Voici ce que nous lisons à la page 162 :

« Vitriol de Mars. Processus vrai. Je l’ai essayé. Prends de la limaille de fer plutôt que d’acier, 8 onces. Chauffe-la et humecte-la d’eau afin de la macérer et bientôt après fais-y couler peu à peu deux onces d’huile de vitriol. Il se fera une légère ébullition qu’il faut développer en versant quelques cuillerées d’eau froide. Il se produira une énorme écume et une fumée très fétide ; quand l’écume commencera à baisser, mets-y de nouveau un peu d’eau et continue ainsi tant qu’il y aura une fermentation. Enfin, mets-y de l’eau chaude de sorte qu’elle surnage de six doigts et laisse le tout pendant la nuit. L’eau s’échappera vert clair, envoie-la par du papier buvard, évapore-la jusqu’à consistance de mucilage, mets le vase dans un lieu froid, il croîtra du vitriol dans le fond de l’eau ; on le sortira avec une cuiller ; évapore l’eau mère à siccité, il restera du vitriol impur, qu’il faut réserver à part. Que la limaille restante soit bien lavée d’impuretés, chauffée et humectée d’huile de vitriol et que l’on fasse tout comme plus haut. De 8 onces d’acier j’ai eu à peu près 12 onces de vitriol, d’où il appert que l’huile ou l’esprit de vitriol se fixe et prend du corps. »

Sans vouloir exagérer la portée de la dernière phrase jusqu’à faire de Turquet un émule de Jean Rey et de Lavoisier, li est cependant difficile de ne pas voir dans l’expression « il appert » (patet) une reconnaissance au moins tacite et intuitive du principe de la conservation de la matière.

Ce passage a, du reste, une grande importance à un autre point de vue encore. Il nous fournit une date : en marge de la page nous trouvons l’indication que cette préparation a été faite pour la reine Anne (femme de Jacques Ier) à Hampton-Court en 1618. Or il ne nous paraît vraiment pas admissible que Turquet ayant expérimenté ce mode de préparation, déjà presque élégant et en tout cas bien supérieur à l’autre, en soit revenu à verser de l’eau chaude dans de l’acide sulfurique. La découverte aurait donc eu lieu avant 1618.

Mais quelle est la valeur de cette date ? C’est ici que nous nous heurtons à l’avis de M. Kopp. L’éminent historien de la chimie, en arguant de ce que la première édition complète des œuvres de Turquet date de 1701, attribue l’honneur de la première publication et, partant, aussi une part dans la découverte, à Bayle. En effet, la production du gaz lors de la dissolution des métaux dans les acides est décrite dans les Physico-chemical experiments upon the spring and weight of air, qui datent de 1661, et les New experiments touching the relation between flame and air, qui sont de 1671, mentionnent aussi l’inflammabilité.

Il ne nous semble pas nécessaire pourtant d’admettre ce partage. En effet, Albert von Haller certifie expressément que la Pharmacopée avait déjà paru avec les Medicamentorum formulæ en 1640[1]. Si l’on pouvait certifier cette édition conforme à celle de 1701, tout doute serait levé. Malheureusement nous n’avons point réussi à la retrouver jusqu’ici.

Mais même dans l’état actuel de la question, les droits exclusifs de Turquet ne nous semblent point douteux. Il faut tout d’abord rejeter la possibilité d’une interpolation. Or le docteur Josephus Browne nous avertit dans la préface à l’édition de 1701 qu’il fait l’impression d’après un manuscrit préparé par Turquet lui-même et qu’il écarte toute idée de coupure, d’arrangement ou d’interpolation. Reste à savoir si la découverte de l’hydrogène (en supposant toujours qu’elle n’ait pas été publiée en 1640) a été rendue publique. Ici nous avons le témoignage d’un autre éditeur, celui de la « Praxeos » (voir la préface du second volume, édition de 1695). Il nous dit que les élèves de Turquet avaient, du vivant du maître, l’habitude de puiser librement dans ses œuvres et d’y copier des recettes ; en effet, l’arrangement de la Pharmacopée, toute en courts chapitres, s’y prêtait. De telles copies, vu le prestige dont jouissait le nom de l’auteur, ont dû être très répandues en manuscrit. Rien que l’apparition d’éditions multiples en des lieux très différents suffit d’ailleurs pour démontrer leur diffusion. Ceci, en somme, vaut bien une impression.

III.

Auprès de cette grande découverte les autres mérites chimiques de Turquet disparaissent un peu ; cependant ils valent la peine d’être rappelés. Nous lui devons le sulfure de mercure qui a reçu le nom « Aethiops Turqueti » (ou Harrisii), ainsi que le produit de distillation connu comme « Huile animale de Dippel » ; nous lui devons également la découverte d’un des premiers corps organiques cristallisés : l’acide benzoïque[2].

Voici comment il en décrit la production :

« Prends du benjoin très pur en larmes, une once en est pulvérisée et mise dans un pot en terre émaillée et l’on met aussitôt dessus une corbeille pyramidale en papier double : on donne du feu très lent et on met le vase sur des cendres à peine un peu plus que chaudes. Dans peu d’heures, il monte des fleurs qu’on gratte avec la plume ou le couteau. On remet une once de benjoin et on fait comme plus haut, en répétant l’opération jusqu’à ce qu’on ait assez de fleurs, qui d’abord montent rouges, mais rectifiées par une sublimation nouvelle, deviennent blanches comme la neige. »

Le procédé est admirable ; on ne ferait pas mieux aujourd’hui. La description est d’une grande clarté, appuyant sur tous les points essentiels, sans mentionner aucun détail oiseux. Ce passage suffirait à lui seul à nous convaincre que si Turquet a découvert l’hydrogène, ce n’était pas là un pur effet du hasard, mais qu’il y avait bien en lui l’étoffe d’un grand observateur et d’un grand expérimentateur.

  1. Haller, Bibl. Med., II, p. 359.
  2. On a attribué cette découverte à Blaize de Vigenere ; mais la « moëlle de benjoin » désignée dans le Traicté du feu et du sel (Paris, 1618, p. 92) comme une « gomme » n’était évidemment qu’un produit de distillation de composition variable.