Page:Revue scientifique (Revue rose), série 3, tome 16, 1888.djvu/671

Cette page a été validée par deux contributeurs.
668
M. ÉM. MEYERSON. — LA DÉCOUVERTE DE L’HYDROGÈNE.

dans une capsule de verre profonde, successivement 83 onces d’huile de vitriol, et peu après j’ai versé un peu d’eau chaude. Il s’est fait un énorme tumulte, une grande ébullition et un météorisme de la matière qui s’est calmé facilement par l’agitation de la baguette. Il s’est élevé aussi une vapeur de soufre très fétide, très nuisible au cerveau, laquelle (comme cela m’est arrivé jadis non sans danger), si on l’approche d’une chandelle, prend feu. Pour cela, cette opération doit se faire à l’air libre ou sous la cheminée.

« J’ai laissé pendant plusieurs jours cela ensemble pour que l’esprit acide puisse pénétrer le métal ; la matière augmente et l’esprit se coagule en un tartre. »

Certes, cette méthode de préparation de l’hydrogène n’est pas parfaite. Verser l’eau chaude dans de l’acide sulfurique concentré n’est pas absolument pratique, et il n’y a guère à s’étonner que cela ait fait un énorme tumulte (ingens tumultus). Cependant la description est très exacte : on ne saurait serrer le phénomène de plus près. L’hydrogène est là, tangible. Nous avons « l’ébullition » (ebullitio magna) et la vapeur fétide (vapor fœtissimus) ; nous avons également l’indication très nette de la propriété la plus caractéristique de l’hydrogène, son inflammabilité.

En considérant l’expression « vapeur de soufre » (vapor sulphuris) que Turquet applique au gaz découvert par lui, on serait tenté de supposer qu’il l’a pris pour un composé de soufre ou que, du moins, il l’a cru sorti de l’acide sulfurique. Rien ne serait plus inexact. Il n’y a pas la moindre probabilité que le savant spagiriste sût que l’esprit de vitriol pouvait se préparer par l’oxydation du soufre ; ce fait se trouve, en effet, mentionné pour la première fois dans un livre de Bayle paru en 1664 (Considerations and experiments on the origine of qualities and forms).

L’expression « vapeur de soufre » s’explique ainsi. D’après Paracelse, les métaux sont des corps composés. Leurs éléments sont le sel, le soufre, le mercure. Le mercure est pour ainsi dire le principe physique, source des qualités que nous appelons encore « métalliques » : la fusibilité, la ductilité, l’éclat ; le sel et le soufre sont au contraire des principes chimiques ; le sel est le principe « incorruptible », c’est-à-dire qu’il se manifeste par les cendres restées après la combustion ; le soufre est au contraire le principe inflammable, qui rend les métaux combustibles. Ces principes ne doivent pas être identifiés avec les corps sel, soufre ou mercure que nous connaissons ; ils n’ont avec eux qu’une analogie grossière. Ce système était certes en grand progrès sur celui des quatre éléments d’Aristote, simples indications de l’état d’agrégation ; cependant, tout en serrant les phénomènes chimiques de bien plus près, il reposait toujours sur le même principe qu’on pourrait désigner comme celui « d’analogie qualitative ». En effet, on induisait des similitudes de réaction l’existence d’un élément commun qui en était la cause, façon de conclure qui n’a, du reste, été définitivement écartée que le jour du triomphe des doctrines de Lavoisier.

Nous avons vu Turquet reconnaître l’extrême inflammabilité de l’hydrogène. La conclusion la plus naturelle devait donc être pour lui qu’on tenait là le principe même de l’inflammabilité du métal ou bien quelque chose d’approchant. Cette conséquence, il l’a tirée évidemment ; loin d’indiquer que le gaz sortait de l’acide sulfurique, l’expression « vapeur de soufre » démontre au contraire que Turquet la croyait sortie du métal. Et cette idée était tellement logique que nous la verrons acceptée par quiconque aura connaissance de la production de l’hydrogène.

Ainsi Geoffroy, en parlant de la production du bleu de Prusse (Mémoires de l’Académie des sciences, 1725), dit : « Qu’il y ait dans le fer une substance bitumineuse, on n’en peut point douter…, si on fait attention qu’en faisant dissoudre le fer dans l’esprit de sel ou dans l’esprit de vitriol, la vapeur qui s’élève de la dissolution est d’une odeur sulfureuse désagréable et que si on en approche une lumière, elle s’allume. »

Ce qui n’était que supposition chez Geoffroy acquit bientôt après la valeur d’un dogme, et voici comment. Des idées un peu confuses de Paracelse et de ses disciples était née, dans le courant du XVIIe siècle, une nouvelle théorie chimique, la première qu’on puisse considérer comme vraiment scientifique. Dans la première moitié du XVIIIe siècle cette théorie arrive à une domination absolue et alors, loin de rejeter l’hypothèse de Turquet, quant à la provenance du gaz inflammable, elle en fait, au contraire, la pierre angulaire de son édifice. En effet, on enseignera que les métaux sont composés d’un corps incombustible, leur « chaux », et d’un principe inflammable, analogue au soufre de Paracelse ; ce principe, Bécher le nomme « terra pinguis », et Stahl lui donne le nom de « phlogiston » ou phlogistique.

Le phlogistique se manifeste évidemment dans la production de l’hydrogène, soit que ce gaz-là soit très riche de phlogistique (Macquer, Dictionnaire de chimie) ou qu’il soit même du phlogistique pur, rendu gazeux par la chaleur (Bergmann, Opuscules physiques et chimiques). Cette théorie reçoit un appui puissant par la découverte que différents métaux donnent avec différents acides le même gaz ; et telle était la force de cet argument, que nous le voyons résister même aux premières attaques vigoureuses de Lavoisier. Quand celui-ci, en se basant sur des considérations de quantité, proclamera que la chaux métallique, loin d’être un corps simple, est, au contraire, un composé du métal, il se trouvera que, ne connaissant pas encore la composition de l’eau, la croyant toujours un élément, il ne pourra pas expliquer suffisamment la production de l’hydrogène. Ceci a retardé pour quelques années le triomphe de la chimie moderne. En effet, ce n’est qu’en 1783 que Lavoisier, aidé par les découvertes de Cavendish, de Warltire et de Watt, établit que l’eau est un composé d’oxygène et du gaz auquel il donna le nom d’hydrogène et qui dès lors est entré au nombre des éléments.

Certes, on ne saurait reprocher à Turquet de n’avoir considéré que les relations qualitatives : toute la science, à quelques rares exceptions près, l’a toujours fait jusqu’à Lavoisier. Mais il y a plus : nous trouvons dans la Pharmacopée même des passages qui prouvent que Turquet pressen-