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M. ÉM. MEYERSON. — LA DÉCOUVERTE DE L’HYDROGÈNE.

L’honneur de cette découverte revient-il à un seul homme ? N’y a-t-il pas là plutôt une de ces collaborations inconscientes et embrouillées, dont la découverte de la composition de l’eau nous offre un exemple ? On serait tenté de le croire, à considérer le peu de notoriété dont jouit le nom de l’auteur. Il est cependant aisé à prouver que la découverte de l’hydrogène appartient en entier et sans contestation possible au médecin français Théodore Turquet de Mayerne.

I.

Les Turquet étaient une famille de Lyon. Le père de Théodore, Louis Turquet, est né dans cette ville et l’a habitée. Il est connu comme l’auteur d’une histoire générale de l’Espagne et d’un ouvrage politique intitulé « la Monarchie aristo-démocratique ou le gouvernement composé et mêlé de trois formes de légitimes républiques » qui fit beaucoup de bruit en son temps et eut finalement l’honneur d’être brûlé en grève. La famille était aisée ; elle possédait plusieurs maisons à Lyon et un petit bien dans les environs de Genève, d’où elle tirait son surnom « de Mayerne ». Louis Turquet était protestant. En 1572, à l’occasion des troubles religieux, la foule fanatisée se jeta sur ses maisons, les pilla et les détruisit. Turquet s’enfuit à Genève. C’est là que l’année suivante, le 28 septembre, sa femme, Louise Le Maçon ou Lemasson, fille d’un trésorier de guerre au service du roi de France, lui donna un fils, qui reçut le prénom de son parrain, Théodore de Bèze. Cette naissance fortuite en terre d’exil de parents français suffit pour que la plupart des dictionnaires français accolent à son nom le qualificatif de « médecin suisse ». Lui cependant paraît s’être toujours considéré comme Français. Aussi l’éditeur anglais de ses œuvres a t-il mis sous son portrait : « patria Gallus ».

L’orage passé, Louis Turquet revint en France ; toutefois il fit faire à son fils ses humanités à Genève, probablement par un sentiment de défiance à l’égard des écoles de la France catholique. Après avoir passé plusieurs années à l’université de Heidelberg, Théodore Turquet alla étudier la médecine à Montpellier, où il fut reçu bachelier en 1596 et docteur le 20 février 1597. Il se rendit alors à Paris qu’il quitta bientôt après pour suivre, comme médecin d’ambassade (1600), le prince de Rohan. Avant son départ, il avait été nommé médecin du roi par quartier ; à son retour (1602), il se fit connaître par des cours pour des pharmaciens, qui furent très suivis. Sa célébrité grandissante, son savoir, la faveur qu’il sut obtenir auprès des grands et surtout la protection de Ribbitz, sieur de la Rivière, médecin ordinaire de Henri IV, tout semblait lui présager alors une longue et fructueuse carrière à Paris, quand éclata entre lui et la Faculté le conflit, qui, après une lutte longue et obstinée, devait le forcer à s’expatrier.

La faculté avait plusieurs raisons de n’être pas sympathique à Turquet. D’abord il était huguenot ; puis il n’avait point de diplôme parisien ; mais le principal motif, c’était l’attachement de Turquet aux idées de Paracelse. Cette circonstance a influé si profondément sur Turquet, sa vie et ses découvertes, qu’on nous permettra une digression.

Il est difficile aujourd’hui, même par les différends scientifiques les plus acerbes, de se faire une idée exacte de l’ardeur des polémiques, de la vivacité des haines qu’avait suscitées la doctrine du célèbre « Philippus-Aureolus-Thoephrastus-Bombastus » de Hohenheim.

C’est ainsi que nous verrons dans cinquante ans un homme savant et de bonne foi se réjouir à la nouvelle de la mort de Turquet, comme d’un bon débarras et l’appeler « méchant et infâme », puis « grand fourbe, grand imposteur et insigne charlatan » (lettres de Guy Patin).

On sait que Paracelse aspirait à révolutionner la médecine. Nous n’avons pas à examiner le rôle de sa doctrine dans l’histoire de cette science ; mais nous pouvons dire que son influence sur la chimie a été excellente : la découverte de l’hydrogène elle-même est sortie de la recherche d’un remède minéral, tel que le réclamait la doctrine de Paracelse.

C’est cet emploi de remèdes de laboratoire qui excita le plus l’animosité de la médecine hippocratique. La nouvelle thérapeutique avait été exposée par Duchêne (Quercetanus)[1]. La Faculté fit attaquer son livre dans une « Apologie » parue anonyme, mais avec l’approbation de l’école de Paris[2]. Turquet (qui, quoi qu’on en ait dit, n’y était point attaqué) releva vivement le gant en faisant paraître une réfutation dans le courant de la même année (1603). À voir les colères que déchaîna cette œuvre, on serait tenté de la croire révolutionnaire au suprême degré.

Il n’en est rien pourtant. Loin de renchérir sur les doctrines de Paracelse, Turquet s’efforçait au contraire d’amener une transaction entre lui et les anciens, à peu près à la façon des gens qui cherchaient à prouver le mouvement de la terre par la Bible. Voici, en effet, le titre de son ouvrage : « Apologie de Turquet de Mayerne dans laquelle on voit que des remèdes préparés chimiquement peuvent être pris avec sécurité sans violer les lois d’Hippocrate et de Galien[3]. »

Déjà, le 29 novembre 1600, Turquet avait été signalé comme exerçant irrégulièrement la médecine à Paris ; ce fut bien pis maintenant. Le 25 septembre 1603, un décret parut, faisant défense à tous les médecins de Paris de consulter avec lui. Turquet y est jugé avec la dernière violence. On l’appelle « indigne de faire la médecine en quelque lieu que ce soit », à cause de sa « témérité, impudence et ignorance de la vraie médecine ». Son apologie est taxée de « libelle diffamatoire rempli d’injures mensongères et de ca-

  1. Liber de priscorum philosophorum veræ medicinæ materia, etc. — Genève, 1603.
  2. Apologia pro Hippocratis et Galeni medicina adversus Quercetani librum, etc. — Paris, 1603.
  3. Theodori Mayernii Turquei in celeberrima Monspeliensi Academia Doct. Medici et Medici Regit Apologia. In qua videre est inviolatis Hippocratis et Galeni legibus remedia Chymice preparata tuto usurpari posse. Ad cujusdam anonymi calumnias responsio. — Rupellæ, 1603.