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FOIRE NORMANDE

demi-dételés, ils se tournaient avec une mine inquiète vers un grand rideau d’arbres embroussaillés derrière lequel devait se passer quelque chose d’inaccoutumé ; une rumeur confuse venait de là, dominée de temps à autre par un éclat de voix humaine ou des cris d’animaux. Dans le champ clos servant de remise, notre grand break à roues jaunes se dressait, l’air un peu dédaigneux, au milieu de centaines de carrioles ; il en arrivait toujours ; le champ voisin commençait d’être envahi lui aussi ; à l’entrée, le propriétaire recevait d’une manière fort correcte, indiquant les places selon l’ordre de préséance des bourses. Quelques pas plus loin, les arbres s’écartant soudain, on découvrait dans toute sa splendeur la foire de Theurteville.

Une lande très vaste montait en pentes douces vers des sommets rocheux ; tout près de nous, des régiments d’oies tassées les unes sur les autres formaient de grandes taches blanches tandis que, là-haut, les ajoncs en floraison d’automne mettaient de l’or sur l’herbe rougeâtre ; des bœufs solennels et mécontents, des juments poulinières escortées de poulains bondissants s’étageaient entre les oies et les ajoncs ; sur la gauche, un village de toile grise s’était improvisé : boutiques, restaurants, cafés. Le regard embrassait tout cela d’un seul coup pour venir se reposer ensuite sur les haies verdoyantes qui fermaient la vallée. Le tableau, pour surprenant qu’il fût, charmait néanmoins par son originalité et sa diversité. Nous nous mîmes à gravir, traversant d’abord la région des oies où flottait, comme une neige, un blanc duvet très léger. Le pays des bœufs fut plus long et plus difficile à parcourir ; les habitants animés d’intentions mauvaises ne se dérangeaient point. Quelques-uns, en conciliabule sérieux, paraissaient examiner l’opportunité d’une grève générale. Les chevaux occupaient toute la lande supérieure ; les mères venues de loin et fatiguées par la route remuaient peu ; sur leur poil luisant, la selle normande — un simple tapis de cuir piqué, tranchait allègrement ; les poulains gambadaient tout autour, joyeux du bruit et du mouvement, heureux de vivre dans le plein air de ce site champêtre et les Normands se les disputaient sans en avoir l’air. « Vingt-trois pistoles » disait l’acheteur en simulant l’indifférence, décidé s’il le fallait à aller jusqu’à trente. L’autre protestait comme si on lui eût offert deux francs cinquante. Finalement il livrait sa bête après s’être fait promettre quelque boustifaille en surplus.

Leurs vestes lâches en forme de blouses très courtes étaient fai-