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LE JAPON TEL QU’IL EST

marine marchande supplante chaque année davantage les marines anglaises et allemandes d’Extrême-Orient ; sa diplomatie est habile, son commerce extérieur a augmenté en 35 ans dans la proportion de 3.000 % ; son industrie s’est développée formidablement ; il est parvenu non seulement à traiter sur un pied d’égalité parfaite les grandes Puissances occidentales, mais à faire partie de leur concert. S’il continue ainsi… que deviendrons-nous ?

iii. — Ce qui manque au Japon d’aujourd’hui

Heureusement pour le vieux monde, il ne continuera pas. Le Japon a pu effectuer, en quarante années, une évolution matérielle accomplie chez nous en plusieurs siècles ; c’est le côté splendide de son œuvre ; ça en est aussi le côté funeste. Les croissances trop rapides sont fâcheuses aux enfants.

Sans doute, l’élite de la société japonaise était prête, comme vous l’avez vu, mais la masse n’y a rien compris. Toute l’initiative est venue d’en haut, à propos de tout. Laissons à part l’armée et la marine qui ont attiré le peuple entier, guerrier jusqu’à la moelle ; pour le reste on a agi sans expérience et sans aucune intelligence de la part des masses. Aujourd’hui, l’équilibre est rompu. Les habitudes anciennes dominent l’organisme nouveau et lui sont contraires. Le Japon est gêné dans ses habits.

Voulez-vous des exemples ? Prenez l’organisation judiciaire. Les Japonais ont ici témoigné d’une immense légèreté en copiant presque littéralement nos codes. Songez aux difficultés d’interprétation que soulèvent, chez nous mêmes, ces textes, songez au rôle de la jurisprudence ! Au Japon, les recueils de jurisprudence sont remplacés par les vieilles ordonnances et par les vieilles coutumes : rayées du droit public, elles règnent encore par tradition dans toutes les consciences. Elles sont opposées à l’esprit de nos codes. Ainsi on admettait jadis le droit à la vengeance privée — c’était plus qu’un droit, même, c’était un devoir strict, — ainsi le vol était puni plus sévèrement que le meurtre. Du jour au lendemain les lois ont changé, mais la Justice, tiraillée en tous sens, rend des arrêts infiniment boîteux, dont la répercussion peut avoir des conséquences graves pour le progrès social et moral des populations.