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REVUE POUR LES FRANÇAIS

Pour lui, la Tour d’ivoire ne peut servir de demeure qu’à l’orgueilleux ou qu’à l’égoïste. Il considérait que l’accomplissement du devoir n’est définitif, ou pour mieux et plus justement dire, que le devoir n’est tout le devoir, qu’à la condition de transformer le précepte en exemple et la théorie en pratique. Selon lui, morale et science ne peuvent trouver l’expression intégrale de leur valeur que dans leurs applications. Quel que soit l’objet de son activité, la pensée n’est que le préambule de l’action et, sous le contrôle de la loi morale, il appartient à la volonté de réaliser les données de l’intelligence. Il en résulte que Franklin nous apparaît au premier chef comme un homme d’action. Et vous saisissez ce trait dominant aussi bien dans les ressorts de sa vie intérieure que dans les manifestations de sa vie publique et privée.

Ce n’est pas, d’ailleurs, que la vie de Franklin n’offre aux regards du moraliste aucun sujet de blâme mais les fautes que le « Docteur » a commises, ses errata, comme il les appelait, sont des fautes de jeunesse, et sa conscience ne connut de repos que le jour où il les eut entièrement et amplement réparées. À dix-neuf ans il prend la résolution — et la tient jusqu’à sa mort — de n’agir qu’avec vérité, sincérité et intégrité. Il soumet quotidiennement sa conscience au contrôle des règles qu’il s’est librement tracées et, pendant plus de soixante ans, il observera sans une défaillance cette discipline austère. À cet exercice de chaque jour, son énergie morale acquiert une incroyable détente. Il est maître de lui dans le sens le plus étendu de ces mots et toujours prêt pour l’action immédiate. On peut, en la retournant, lui appliquer l’expression de Malebranche : il n’est pas agi, il agit. Chose curieuse dans un homme si jeune, l’ardeur morale ne procède pas chez lui de croyances religieuses. Il a déjà beaucoup lu et, les lectures éveillant en lui l’esprit critique, il ne croit pas à la révélation suivant la formule chrétienne ; de ce côté il est très libre ; mais l’observation des lois de la nature et la constatation de l’ordre du monde l’amènent à affirmer Dieu dans son intelligence et dans sa conscience ; il conclut de l’harmonie physique de l’univers à la nécessité de l’harmonie morale chez l’individu. Il est religieux philosophiquement, nous serions presque tenté de dire scientifiquement.

Telles sont la moralité supérieure et la supérieure énergie de cet homme, celle-ci constituant sa faculté maîtresse. Considérez en