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et de l’agir. « Quand nous éprouvons une douleur et réagissons pour l’écarter, nous commençons à couper le temps en deux, en présent et en futur. Cette réaction à l’égard des plaisirs et des peines, quand elle devient consciente, est l’intention ; et c’est l’intention, spontanée ou réfléchie, qui engendre à la fois les notions d’espace et de temps (p. 31). » « Le futur, à l’origine, c’est le devant être ; c’est ce que je n’ai pas et ce dont j’ai désir ou besoin… À l’origine, le cours du temps n’est que la distinction du voulu et du possédé, qui elle-même se réduit à l’intention suivie d’un sentiment de satisfaction (p. 32-33). » Cette intention elle-même n’est d’abord que force ou effort. Le futur est ce qui est devant l’animal et ce qu’il cherche à prendre ; le passé est ce qui est derrière et ce qu’il ne voit plus (p. 35). De sorte qu’en dernière analyse la succession est un abstrait de l’effort moteur exercé dans l’espace, effort qui, devenu conscient, est l’intention.

M. Guyau est donc graduellement amené à chercher dans l’espace l’origine ou l’explication de la disposition des images dans le temps. « Si je vais du point A au point B et que je revienne du point B au point A, j’obtiens ainsi deux séries de sensations dont chaque terme correspond à un des termes de l’autre série. Seulement, ces termes correspondants se trouvent rangés dans mon esprit tantôt par rapport au point B pris comme but, tantôt par rapport au point A. Je n’ai alors qu’à appliquer les deux séries l’une sur l’autre en les retournant pour qu’elles coïncident parfaitement d’un bout à l’autre. Cette entière coïncidence de deux groupes de sensations, comme on sait, est ce qui distingue le mieux l’espace du temps. Quand je ne considère pas cette coïncidence possible ou réelle, je n’ai dans la mémoire qu’une série de sensations, rangées selon un ordre de netteté… Ainsi s’établit une perspective intérieure qui va en avant, vers l’avenir (p. 38). »

M. Guyau conclut de cette analyse que l’idée de temps se dégage de celle d’espace, et que le mouvement sert d’intermédiaire. « On peut dire que le temps est une abstraction du mouvement, de la ϰίυησις, une formule par laquelle nous résumons un ensemble de sensations ou d’efforts distincts les uns des autres (p. 37). » Et un peu plus loin : « C’est le mouvement dans l’espace qui crée le temps dans la conscience humaine. Sans mouvement, point de temps (p. 47). » La localisation même des souvenirs dans le temps se fait par l’intermédiaire de l’espace, car le cadre du souvenir est avant tout un lieu, qui provoque le souvenir d’une date (p. 63). Si MM. Ribot et Taine ont montré que nous utilisons des points de repère pour localiser d’une manière précise les images dans le temps, il faut ajouter, selon M. Guyau, que ces points de repère sont toujours pris dans l’étendue ou liés à l’étendue. Même si on prend pour point de repère quelque grande douleur morale ou quelque grande joie, cette douleur, cette joie est inévitablement localisée dans l’espace, et c’est seulement par là qu’elle peut être localisée dans le temps, puis servir elle-même de point de repère à de nouvelles localisations dans le temps (p. 67). Il n’y a pas seulement analogie, il y