Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
32
revue philosophique

de l’être ; le temps ne fait qu’effleurer sa surface, et il ne lui a été donné de droit que sur ce qui en lui n’est pas lui.

L’homme plongé dans le phénomène a peur du temps, parce que le phénomène est pour lui le tout des choses et que le phénomène périt, mais l’esprit qui a foi en la raison est rassuré. Il sait que, comme le phénomène a sa racine dans l’être, le temps a sa racine dans l’éternité.

Et, en effet, l’éternité est d’abord et de plein droit, puisqu’elle se pose avec l’essence ; le temps n’est que la forme de relations qui peuvent disparaître sans que l’essence en soit atteinte, et qui, maintenant même, ne composent un tout et ne forment la trame continue de la vie, que parce que l’essence où elles sont reçues les soustrait dans une certaine mesure à cette loi de fragilité absolue et de perpétuelle défaillance, qui voudrait que chacune d’elles n’apparût un moment dans le rayonnement de l’être et à sa lumière que pour disparaître aussitôt.

Le temps est un milieu entre ce qui change et ce qui demeure ; aussi affecte-t-il la continuité et se développe-t-il en série.

Mais une série ne se montre jamais seule à la pensée, et à chaque instant nous nous sentons modifier à la fois par plusieurs êtres ou groupes d’êtres qui nous font connaître simultanément quelques détails de leur vie, quelques fragments de leur histoire. De là un sentiment profond, continu, lié à tous les autres, sentiment dû à la conscience d’actions multiples dans un temps qui paraît le même, et qui, dégagé du concret des circonstances qui l’enveloppent, devient pour nous la notion d’espace.

L’espace, si on le compare au temps, paraît d’abord comme un multiple du second degré ou du second ordre, bien qu’à vrai dire le temps considéré, non sous sa forme abstraite et linéaire, mais dans sa largeur, le porte déjà en germe.

Mais l’espace développé et complet n’est pas large seulement, il est profond. Comment l’expliquer ? Il est probable que nous démêlons, soit peu à peu, après un nombre suffisant d’expériences individuelles, soit dès les premiers jours, par une expérience héréditairement transmise, d’abord ce qui est immédiat et ce qui ne l’est pas, puis ce qui est à divers degrés médiat dans l’action des choses, au travers des impressions qu’elles nous transmettent. L’âme connaîtrait alors les actions indirectes et lointaines, comme l’œil connaît les profondeurs, par l’affaiblissement des sensations. S’il en était ainsi, le sentiment de la profondeur serait lié à une multiplicité du troisième degré ou du troisième ordre, celle des êtres qui, sans nous