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que le génie ait opté en sa faveur, il est certain que les sciences, et spécialement celles de la nature, lui ont plus d’une fois prêté leur appui. Le matérialisme est, pourrait-on dire, la métaphysique du savant qui s’est enfermé dans l’observation, comme il est la religion naturelle de l’homme à demi éclairé qui ne veut ou ne peut rien voir au delà des sens.

Pourtant lorsqu’on y regarde de plus près, on ne tarde pas à s’apercevoir que le matérialisme n’est pas une de ces conceptions solidement fondées qui défient les siècles. Un fait de la plus haute importance et qu’on n’a pas, selon nous, suffisamment mis en lumière, c’est le mouvement de recul et le déclin continu de cette doctrine qu’un malentendu a créée dans la science et laissera peut-être longtemps encore subsister dans la croyance vulgaire, mais que l’essor de la pensée moderne tend de plus en plus à écarter. Spectacle bien digne de l’intérêt et des réflexions du philosophe ! Tandis que les deux courants d’idées que représente le dynamisme ont acquis, avec le progrès de la spéculation métaphysique, une puissance qui s’est accrue au point de devenir à peu près irrésistible, le matérialisme, tel que l’adoptent encore les esprits superficiels, ou tel que le professaient, il y a un siècle, des hommes de la valeur d’un Helvétius ou d’un La Mettrie, n’aurait plus la moindre chance de gagner sa cause au tribunal d’une raison aujourd’hui plus clairvoyante et mieux informée.

Et rien ne s’explique plus aisément que cette décadence. Le matérialisme a toujours fait de la matière la réalité suprême, l’être souverain et unique au monde. Or, plus l’esprit humain s’est appliqué à l’étude de la matière, plus il lui a paru évident que, loin de mériter le nom d’être, elle n’était, comme telle, que phénomène. Aujourd’hui, en effet, le savant le sait et pourrait l’attester comme le philosophe ; ce qu’on appelle matière, c’est le multiple, en tant que multiple, devenu sensible ; or le multiple n’est rien que par des éléments qui, sous peine de mentir à leur nature, ne peuvent plus être ni sensibles ni multiples, ou, au défaut de ces éléments, que par l’esprit.

On s’explique maintenant comment dans l’histoire des systèmes le dualisme a pu se produire. Les penseurs, même spiritualistes, qui n’ont pas osé refuser la réalité à la matière ont dû lui faire une place à côté de l’esprit et l’élever en quelque sorte à son niveau. De là des embarras et des contradictions de toute sorte qui eussent dû, semble-t-il, leur ouvrir les yeux sur le vice de leur hypothèse, et les amener à comprendre que l’être ne peut être ainsi opposé à lui-même dans deux catégories qui se nient l’une l’autre et se détruisent.