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pensée de notre auteur en optant pour le second. Mais sur quoi s’appuyer pour motiver logiquement cette option ? Sur une idée qu’on s’est faite ou qu’on vous a faite de la fin générale des choses, et sur un désir qu’on éprouve de s’y orienter. Nous voilà en pleine religion ou en pleine métaphysique. N’importe, allons toujours. Guyau dit très bien, quelque part, pour faire rentrer la notion de fin dans celle de cause, que toute cause est sa propre fin. Autrement dit, produire, c’est se reproduire. Nous dirons donc, non pas que l’expansion mais que la répétition extérieure de la vie est la règle de la morale. Entendij en ce sens, mais en ce sens exclusivement, le besoin d’expansion vitale justifie logiquement le sacrifice de la vie quand il est nécessaire à sa fécondité. Encore faut-il expliquer ce qu’on entend par vie. Si par là on veut dire l’accomplissement de toutes les fonctions naturelles ou sociales de l’individu, on passe à côté de la grosse difficulté que soulève le choix à faire entre les fonctions sociales et les fonctions naturelles quand les uns s’opposent aux autres, quand, par exemple, la culture cérébrale d’un certain ordre ne saurait s’acheter chez les descendants auxquels on se sacrifie que moyennant un certain affaiblissement corporel. Jugeons la vie sociale de l’individu supérieure à sa vie physique, aussitôt le problème est résolu. Précisée de la sorte, la formule de Guyau permet d’affirmer avec vérité qu’il n’est nullement contradictoire de poursuivre par sa mort même la reproduction de sa vie la plus haute. C’est ce qu’ont fait tous les inventeurs qui se sont immolés au succès, lisez à la répétition sociale, de leur idée mère. C’est sans doute ce qu’a fait Guyau lui-même.

Est-ce tout ? Non. L’idée à laquelle nous sentons le besoin de nous dévouer, c’est d’ordinaire le dessein de propager notre foi, notre forme sociale, et, en ce sens, d’épancher notre vie sous sa forme la meilleure. Mais nous pouvons aussi nous consumer à la poursuite d’un but différent, d’un but qui consiste dans des découvertes à faire et non dans la propagation des découvertes déjà faites. L’attrait de l’inconnu, si éloquemment exprimé par Guyau, n’est-il pas éminemment propre à soulever des élans de générosité héroïque ? Complétons, par suite, notre formule, et disons que la répétition et la variation de notre vie jugée supérieure constituent toute la moralité humaine. Il était essentiel de faire ces distinctions.

Un cas d’une importance indéniable, mais parfois exagérée, est celui où l’acte vital suprême, le dessein majeur auquel on se sacrifie, consiste à faire plaisir aux autres hommes ou à leur éviter une douleur. Si, au lieu des autres hommes, il s’agissait d’un seul autre homme, pourquoi serait-il rationnel de sacrifier notre bonheur à la réalisation du sien, à moins que nous n’aimions cette personne profondément ? Ici l’amour est la condition indispensable et la seule justification logique du sacrifice. Mais, s’il s’agit de nous infliger une douleur pour épargner une douleur pareille à un groupe considérable de personnes, à notre famille, à notre ville, à notre patrie, ne semble-t-il pas que, indépendamment