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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

n’étaient pas directement opposées au nouvel état de choses), qu’était-ce que le Corpus juris ? ou plutôt le Breviarium Alaricum, compilation wisigothe des textes romains ? C’était tout simplement un moyen de gouvernement pour eux. Chacune de ces lois, lors de sa promulgation, avait été l’expression d’un but momentané ; eh bien, elle était devenue, en devenant une habitude, un simple moyen destiné à rendre possible la réalisation de nouveaux buts.

Le Droit n’est donc que cela : un ancien devoir, devenu le point d’appui nécessaire d’un devoir nouveau, une autorité d’abord extérieure et gênante, devenue par degré intérieure et auxiliaire, un but devenu moyen. Le Droit est l’alluvion du Devoir ; le Devoir, tel qu’il a été compris et pratiqué par des générations sans nombre, est le fleuve dont le Droit est le limon accumulé. Aussi voit-on, par exemple, que, à chaque progrès du pouvoir royal en France (c’est-à-dire à chaque extension du devoir d’obéissance au roi), correspond un progrès du droit monarchique, et que, à chaque progrès du pouvoir de la papauté au moyen âge, correspond une extension du droit canonique.

L’origine du Devoir, en société, est comparable à l’origine du vouloir dans la conscience. La volonté substitue à l’antagonisme des désirs leur subordination hiérarchique, leur orientation finale ; le devoir met fin à l’antagonisme des volontés par leur orientation idéale. M. Ribot nous a décrit les maladies de la volonté. Ne pouvons-nous pas les comparer à ces périodes de la décrépitude des peuples, que caractérise la paralysie ou la perversion du dévouement ? L’égoïsme radical, l’anéantissement du patriotisme, n’est-ce pas là une véritable aboulie sociale ?

Aussi bien, ce qu’on pourrait appeler les maladies de l’habitude, c’est-à-dire l’ataxie locomotrice, l’incoordination des mouvements musculaires, l’interruption du courant d’activité machinale qui sert à faire tourner les roues de la volonté, n’est-ce pas l’équivalent de ces crises révolutionnaires qui, bouleversant les mœurs et les usages des peuples, rendent l’action gouvernementale impossible et aboutissent à l’anarchie ?

En résumé, nous voyons que, dans ses efforts et ses tâtonnements séculaires pour parvenir à équilibrer les croyances et les désirs contenus dans son sein, la société s’est trouvée aboutir à des fictions ou à des créations d’objets généraux qui correspondent aux objets déjà créés ou imaginés par l’esprit individuel, pour harmoniser les impressions et les impulsions confuses de son cerveau. Un même problème a conduit à des solutions analogues ; il n’y a rien là d’étonnant. Mais quand, séparément, la logique individuelle et la logique