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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

ment étudié les religions supérieures, tendent à voir sous les mythes les plus naturalistes, comme leur élément primitif, l’adoration des esprits paternels, spiritualisme ou animisme primordial d’où le grand fétichisme des puissances naturelles, l’apothéose du soleil, des vents, des fleuves, seraient plus tard sortis. D’autres, plus adonnés à l’étude des religions inférieures, ne voient dans le culte des sauvages pour les âmes de leurs pères que la suite d’un culte antérieur ou encore subsistant, pour quelque petit fétiche nullement spirituel, pour une pierre, un arbre, une fontaine. Il faut bien distinguer les mythes solaires, suivant qu’ils ont l’une ou l’autre origine. Pour les Grecs, le soleil était la transformation d’un Dieu humain, d’Apollon ; pour les anciens Péruviens, l’Inca était la transformation du soleil. C’est précisément l’inverse.

Au surplus, par l’une ou l’autre voie, le résultat final est le même : de même que tout cerveau finit par posséder l’idée de l’espace et celle du temps, de même que toute religion finit par avoir des mythes naturalistes (ou ses légendes cosmogoniques) et des hommes faits dieux, pareillement toute langue compte dans son dictionnaire des noms et des verbes à la fois.

On remarquera la plus grande analogie entre la scission par laquelle, à partir de la sensation première, la notion de Matière-Force s’est séparée de celle d’Espace-Temps, et la scission par laquelle, à partir de l’animisme ou du fétichisme primitif, le développement des religions s’est séparé du développement des langues. L’espace et le temps sont des catalogues de signes dont l’individu a besoin et qu’il porte en lui, pour son propre usage, afin de se reconnaître en lui-même au milieu de ses sensations multiples et de ses états changeants, en les étiquetant de la sorte[1]. La langue est de même un catalogue de signes dont l’individu a besoin pour se faire entendre de ses associés, pour se reconnaître et leur permettre de se reconnaître avec lui au milieu de leurs volontés incohérentes. Eh bien, au début de la vie mentale, quand par hypothèse la sensation seule existait, il a bien fallu que les lieux eux-mêmes fussent sentis ; mais ces sensations-là, objectivées d’ailleurs comme les autres et prises aussi pour des réalités, ont dû avoir pour caractère de plus en plus exclusif, d’être des marques de toutes les autres sensations. Les diverses durées, les divers moments, de même, n’ont pu être conçus d’abord qu’en étant imaginés comme n’importe quel phénomène ; mais ces images-là ont dû avoir pour qualité de plus en plus spéciale et uni-

  1. C’est, au fond, la théorie des signes locaux de Wundt et d’autres psychologues.